Édition

1348. Ouvre-moi la porte, Arnaud !

Petit numéro de claquettes Grand-Guignol sur France Culture, hier au soir, dans l’émission du parfumeur Arnaud Laporte (le ton, la voix, les choix, la mesure, la cadence, tout dans cette émulsion est fragrance et vapeur distinguées).

Au programme du 23 octobre, l’increvable Joyce Carol Oates.

À la minute 29, couplée à la 13e seconde, le moment vient de parler de 111 d’Olivier Demangel. Daniel Martin déroule son bavardage promotionnel du livre, appelé, nous dit-il, à séduire les grands lecteurs et les adolescents férus de science-fiction (on ratisse large, puis on ratonne). Jusque là, rien à dire. La Dispute suit son cours mol et quiet.

Ma femme l’écoute dans sa voiture, en revenant de sa leçon d’équitation (le saut d’obstacles et le dressage de l’étalon). Après l’effort, ça la relaxe et parfume sa Skoda. Elle me raconte ensuite l’échange.

Trois minutes de promo, puis intervient Arnaud Laporte :

– Ben oui, avec tout ce que vous venez de nous dire, Daniel Martin, on n’a qu’une envie, c’est de lire 111 d’Olivier Demangel, aux éditions La Fanfare [32:30]. Le livre est beau, en plus…

– …le livre est très beau…

– … simple et beau…

– Alors… ne me…, reprend Daniel Martin, …ne me demandez pas… euh… [32:27] …quelles sont les éditions de La Fanfare…euh… parce queuh [32:29] …j’trouve le nom assez beau aussi… Je ne sais pas qui est derrière …

– Eh ben, c’est très bien…, enchaîne Arnaud Laporte. Voilà une nouvelle maiz-d’édi… [32:43] …enfin, pour nous, dans cette émission, une nouvelle maison d’édition que l’on salue, d’autant pluss-euh… avec toutes les qualités que vous venez d’énumérer pour ce texte [accent tonique]– Un temps. Alors, voici une maison d’édition que l’on connaît un peu mieux a priori, ce sont les éditions du Seuil…

Suit le nième livre d’un autre increvable en service recommandé : William Boyd. Les CSP+ en auront pour leur groin.

Quelques minutes plus tôt [27:46] – le tempo est le moteur du succès médiatique –, Daniel Martin lançait un couplet d’auto-moto satisfaction :

– … je trouve, au fond, que cette chaîne France Culture a… a ça d’admirable, c’est qu’elle laisse la parole à beaucoup d’intellectuels qui font un véritable travail et qui ont une pensée, et [27:55] qui se limitent à leur champ, et [27:57] c’est agréable d’écouter cette chaîne, et [28:00] c’est enrichissant aussi parce qu’on entend ces gens qui ne sont pas forcément des gens [28:03] dont on connaît parfaitement le nom, la carrière et [28:04] tout ça, mais qui sont…euh… [28:07] …importants par leur pensée – voilà. Me semble-t-il.

– On est d’accord là-dessus, pour cette défense de notre chaîne… On entend aussi Michel Onfray, on entend Alain Finkielkraut, bien sûr, très-très régulièrement… aloreuh… votre rédac-chef n’a pas eu son Astérix ?

Bilan des courses promotionnelles : l’auditeur a compris que la Dispute est un espace de discussion ouvert à tous les intellectuels « qui ont une pensée, et [27:55] indépendamment de leur parcours ». Les éditions de La Fanfare, que personne ne connaît dans le studio, illustreront ce principe (quasi étique) quelques minutes plus tard. On aime un livre sur France Culture et on en parle immédiatement sans même se rencarder ! Les éléments du sketch sont en place, Babar et Casimir sont prêts : sur France Culture, les journalistes lisent tous les livres des grandes et des petites maisons, et retiennent les plus « importants par la pensée ». Peu importe les parcours, on ne se soucie pas des noms. La pensée, la pensée, la pensée ! [L’émission peut être réécoutée ici.]

Quand j’ai découvert le nom de Jacques Binsztok derrière cette nouvelle aventure folklorique (tambour et cuivres rétamés), j’ai mieux compris leur bafouillis de chattemite.

Entré dans la carrière dans les années 70, JBZ est un ancien de toutes les maisons d’édition qui ont pignon sur rue : d’Albin Michel au Seuil, qu’il quitte en 2004, pour fonder et couler avec quelques auteurs les éditions du Panama, autre petite maison d’édition. «Je ne sais pas qui est derrière », nous dit Daniel Martin, qui n’a pas dû payer sa dernière facture Internet à son fournisseur d’accès.

La taille, c’est le tuyau. La position d’une maison d’édition dans l’espace littéraire ne se mesure pas à sa taille réelle, mais à ses tuyaux de diffusion, de distribution et à la qualité de ses relais. Bras armé du hasard, les journalistes du service public font bien les choses. Un ancien éditeur du Seuil lance sa petite maison d’édition : elle est présente partout, personne ne la connaît !

Il est toujours intéressant de constater que Daniel Martin et Arnaud Laporte cherchent à donner le change, signe d’inconfort, en prétendant ne pas savoir ce que chacun peut vérifier. Leurs airs de vierges hâtivement remodelées nous disent que la virginité, comme le bio des supermarchés, est à nouveau requise pour faire carrière dans l’édition et sur les ondes publiques (bis).

Est-ce un hasard ? La tendance des grands groupes d’édition est de créer ou de racheter des petites structures (et, incidemment, de répartir et fractionner leurs bénéfices au gré de constructions comptables légales et juteuses), afin de lancer dans leurs puissants tuyaux de la camelote à ouverture rapide, augmentée d’un capital symbolique fort. Le rachat d’Hélium et d’Incultes par Actes Sud illustrent cette manière de se refaire une virginité sur les tables des libraires, qui elles aussi ont quatre pattes.

Imagine-t-on Hardy sans Laurel ?

– Ça n’a pas été une Dispute violente [53:14], concède Daniel Martin.

On a quand même bien ri.

[Guest stars : Laurel et Hardy au Far West de James W. Horne, M.G.M (1937)]


1346. Infographie sur l’édition

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Cliquez pour télécharger le pdf.

Nous travaillons depuis quelque temps à une infographie sur l’édition, dont voici la première version, appelée à être progressivement complétée par les regards de ceux qui ont encore des regards (vos remarques sont attendues). Trois infographies secondaires, articulées à la première, viendront éclaircir trois points sensibles : les fonctionnements de la diffusion | distribution, la notion ambiguë de « librairie indépendante », les paradoxes de la petite édition. Il nous restera à apprécier la place des livres dans la culture contemporaine. Puis nous clorons.

 


1342. Bloomsbury et Charleston

Ainsi je suis allé en Angleterre muni d’un passeport et de pounds anglais.

 

Je suis d’abord allé à Charleston visiter la maison de Vanessa Bell, dans le Sussex, et à Rodmell, à 17 kilomètres, la maison d’été de Virginia Woolf. L’une est la sœur de l’autre. Laquelle ? Le jardin de Monk’s House est réputé. C’est dans une lodge en bois construite à cet effet qu’elle écrivait en été ces chefs-d’œuvre. Les Vagues y ont pris forme. Elle y a laissé la dernière note du 28 mars 1941. Difficile d’écrire Ulysses dans un endroit aussi fleuri ou The Sound and the Fury. Les Vagues suivent mieux le mouvement de l’air dans les fleurs. La passion des jardins a façonné la littérature anglaise, de manière plus ou moins durable. Time passes. Je ne sais pas si je relirai un jour To the Lighthouse, Mrs Dalloway ou Jacob’s Room. Je me demande si des lecteurs lisent encore Woolf en France ? J’aurais besoin d’encouragements. Mais la maison, je tenais à la voir. J’ai fait le tour du jardin, discuté avec une guide polissonne dans la chambre de Virginia Woolf, qui donne directement dans le jardin, j’ai failli consulter les livres de sa bibliothèque (tous faux, à part la collection des œuvres complètes de Shakespeare).  « On ne touche pas ! » (Excusez-moi, c’est un geste naturel.)

Pour entrer dans la maison, Virginia Woolf devait passer par le jardin en empruntant un escalier casse-gueule et casse-tête, à tous les coups tu en prends un. On l’a imaginée, avec la guide rigolarde, cheville tordue, tête sonnée, errant dans le jardin au milieu de la nuit le pas pressé vers les bosquets… C’est en partant de Rodmell que Virginia Woolf s’est jetée dans l’Ouse pour en finir avec les intermittences de la folie. J’ai trouvé dans le joli village d’Alfriston, dans la boutique d’un américain exilé, Much Ado Books – des airs de notre mythique Shakespeare and Co – l’édition américaine du journal intégral aujourd’hui épuisé de Virginia Woolf. J’aime beaucoup les journaux intégraux. J’en lis beaucoup en ce moment. C’est la littérature poursuivie par d’autres moyens. Le facétieux libraire américain en exil avait aménagé un espace dédié au Bloomsbury Group et à ses œuvres parmi lesquelles on trouvait, cuillère gravée, A Spoon of One’s Own (à £20 la plaisanterie, j’ai posé mes limites).

Journal de Virginia Woolf

Entre les deux, Charleston et Rodmell, l’église de Berwick et son cimetière valent le détour. J’ai fait le détour. Les deux sont décorés par les artistes du groupe de Bloomsbury qui se représentent en Madeleine ou en Christ, et tutti et quanti.  Les peintures murales ornent l’église ; les corps des artistes, le cimetière. On voit à peine leurs noms dans la pierre. En réalité, je me trompe. Vanessa Bell et Duncan Grant sont enterrés côté à côté dans le cimetière de la petite église de Firle, pas loin de là ; à deux pas, la tombe de Clive Bell. Bell fut le mari officiel, Grant l’amant officiel. Chacun sa motte et de la discrétion.

Duncan Grant et Vanessa Bell

La dernière fois que je suis allé à Monk’s House, en janvier 1991, j’ai trouvé porte close. À cinq ans près, l’Internet m’aurait évité un voyage dans le vide. J’ai appuyé un coude sur la barrière en regardant par-dessus les planches sans rien voir. Cette année, je veux dire 2015, c’était plein de touristes anglais et allemands, et moi du Mans, qui venions faire le plein de culture littéraire avant de revenir à David Lodge ou au dernier Maylis de Kerangal (la bourgeoisie a toujours eu de mauvaises lectures au-delà des bonnes). À l’époque, le bruit courait que la maison de Charleston allait être détruite faute de sous pour la maintenir debout. J’étais vite accouru. Depuis, tu payes le prix fort et tu traînes pas pendant la visite encadrée par Frances, la moins rigolote des guides officielles (avis aux vacanciers). Surtout tes mains, tu les mets dans tes poches. (J’aurais aimé feuilleter la brochure consacrée à  Balzac et Vendôme posée sur un pupitre dans la chambre de Clive Bell.)

Les Anglais sont des excentriques formidables. À Charleston, la fine fleur de l’intelligentsia du début du siècle dernier s’est vautrée dans les transats du jardin, a pris des bains dans la mare boueuse, a coloré au pochoir les murs de la maison. Tout est couleurs et livres. Tout Balzac, Tout Goethe, Tout Michelet, Tout Shakespeare, Tout ceux qui comptent, chacun dans sa langue, des tableaux en veux-tu les voici, des baignoires peintes, des chambres peintes, des rideaux peints, des tables peintes, des fauteuils peints, la vaisselle peinte. Tu marches et manges dans la peinture. Tu poses ton cul dans la peinture. J’aime la subtilité anglaise.

Aucun chef-d’œuvre, la maison est le chef-d’œuvre. Les Anglais sont des artistes unassuming.

Chacun avait sa chambre, plus une pour les passages. Les couples formaient trio. Chacun semblait avoir couché avec tout le monde (on craint un peu pour les enfants dans cette ambiance). La chambre de Maynard Keynes est peinte par Duncan Grant, son amant de jeunesse et amant à demeure de Vanessa Bell. Une photo célèbre réunit Grant et Keynes. La voici (il a ensuite connu une Polonaise).  Keynes aurait écrit dans cette chambre je ne sais quels livres importants entre deux voyages politiques pour la France. En voilà un qui avait le sens de la double personnalité, publique / privée. Je ne saurai pas vous dire si ce fait influence sa théorie économique.

La maison est pleine des photos et portraits d’un monde disparu (“A vanished world” dit Quentin Bell) : Roger Fry, Lytton Strachey, John Maynard Keynes, Duncan Grant, le grand E. M. Forster, Clive et Vanessa Bell (Julian, Quentin, Angela, les enfants), Virginia et Leonard Woolf, David Garnett, Mary Hutchinson. L’âge d’or de Charleston a duré une douzaine d’années, entre 1925 et 1937, au cours desquelles se sont rencontrés et croisés autour de l’étang (la mare boueuse) et dans le jardin Desmond MacCarthy, G.E. Moore, T.S. Eliot, Janie Bussy, Dunoyer de Segonzac, Jean Renoir et Charles Mauron (le traducteur, entre autres, de Forster en Français). Je ne suis pas certain qu’Aldous Huxley y soit venu. On a une photo de sa femme dans le jardin.

Et puis, dans le prolongement, je suis allé revoir Cambridge, où se sont nouées les amitiés du Bloomsbury group. Paris n’a pas changé, mais je peux te dire que Cambridge est méconnaissable, à l’exception de Mill Road la populaire (tu la montes et tu la descends, trois librairies d’occases dont la meilleure a disparu – Adieu Brown). J’ai failli m’y perdre. J’y ai pourtant vécu longtemps, il y a un quart de siècle. Ça rajeunit les becs jaunes.

David’s Bookshop est encore là. On s’est vaguement reconnu. « Stranger things happen in this book shop ! » Je n’y avais pas acheté l’édition originale dédicacée des Waves de Woolf, à £400, un peu plus que mon salaire de l’époque (un quart de siècle et on ne s’est toujours pas enrichi). Galloway and Porter ont disparu. J’y avais emporté pour £25 la première édition complète de Pilgrimage de Dorothy Richardson, sorte de Virginia Woolf relue par Katherine Mansfield. Je me rends compte en feuilletant les volumes que je n’ai pas dépassé la lecture du premier, Pointed Roofs. La série en compte quatre. Un quart de l’œuvre en un quart de siècle. La suite n’a pas d’avenir.

C’est aussi chez Galloway and Porter que j’avais collecté livre à livre la pocket edition of E. M. Forster’s works procurée par les éditions Arnold à partir des années Trente, cousues, reliées, avec jacket et parfois sans ! La mienne date de 1963. (Je ne donne pas cher de vos poches Actes Sud.)Forster

Le désœuvrement aidant, j’ai fini par pousser la porte de la Cambridge University Press, en face de King’s College, et emporter les trois volumes reliés poids et haltères des Letters de Beckett, un Irlandais, prenant ainsi d’avance  les lenteurs de Gallimard qui les publie au compte-goutte en français. C’est plus chic. En plus, Beckett reste un écrivain de langue anglaise (avec déraillements irlandais), quoi qu’en disent les manuels scolaires. À ce propos, je me suis mis à lire le livre iconoclaste de Pascale Casanova, Beckett l’abstracteur (Seuil 1997), qui recolle l’âme à ses longues oreilles. Ça commence comme ça :

« Beckett, tel qu’en ses photos terribles et hiératiques imposées par l’imagerie officielle, est devenu l’incarnation de la mission prophétique et sacrée que les dévots de la littérature assignent à l’écrivain. Alors on l’a rangé du côté d’une métaphysique vague, dans un curieux lieu solitaire, là où la souffrance ne laisserait place qu’à un langage presque inarticulé, informe, une sorte de cri de douleur à l’état pur, jeté tel quel sur le papier. (…) Cette mise en scène du tragique poétique, qui n’est qu’une des innombrables formes de l’annexion de la littérature par les philosophes, réduit le poète à la fonction passive et archaïque de médiateur inspiré, chargé du “dévoilement de l’être”. »

Beckett's Letters

La Librairie Heffers, qui cède progressivement au marketing du 3for2, devenu proverbial en anglais (trois livres pour le prix de deux), nous a pris, business and pleasure, 4 exemplaires des Vingt sonnets à Mary Stuart. Achat ferme, pas de retour, 50% de remise. Je préfère ce libéralisme aux complaintes des petits militants à bas coûts.

J’ai bu des bières dans les parcs. À Cambridge et dans toute l’Angleterre, tu peux te vautrer dans l’herbe grassette avec ta pinte. Personne ne te dit rien. Tu peux amener ta couverture ou ton drap à pique-nique.  Avec un livre, l’ivresse est double. Le soir, tu vas dans les jardins des prestigieux Colleges assister à des représentations de Shakespeare. C’est drôle, c’est relâché, c’est snob, toute la faune polyglotte et cosmopolite en vacances se retrouve chaque soir en pique-nique (une pièce, un lieu) pour s’envoyer des litrons colorés en bouffant des saucisses et des plats exotiques. C’est pas sans risque. Au début du troisième acte de Much Ado About Nothing, scène II, le bilieux jaloux annonce à Don Pedro que la promise de Claudio, son ami, est une traînée sans nom (“think you of a worse title and I will fit her to it”). Scène chargée de menaces qu’un bouchon de mousseux anglais pétant en direction des acteurs logés à même gazon allégea en libérant le vin et les rires (acteurs imperturbables).

A Midsummer Night’s Dream, la veille, se prêtait mieux à ses dégazages. Tout est intempestif et maîtrisé dans cette pièce aérienne, la plus libre de tous les temps, les acteurs et les spectateurs peuvent y ajouter ce qu’ils veulent : tout est déjà écrit dedans. L’art littéraire illustre mieux qu’ailleurs les ravages et la puissance illusoire de ses procédés sur l’imagination. Bottom’s Dream / Zettel’s Traum. On y revient.

Tout cela pour dire que la vie s’égrène en volumes achetés, rarement lus, au cours d’une courte promenade touristique.

The Cantos

La rentrée littéraire rappellera les distraits à la réalité de l’existence.