André Markowicz

1247. Ainsi parlait Judas

Il est bon de suivre sa tête – en poussant devant, en courant derrière.

Ainsi le monde est un village dans lequel broutent et paissent d’héroïques bénévoles.

Et dire qu’il me trahit pour 30 kleenex ! Je me range aujourd’hui à l’opinion commune : traduire, c’est trahir.

Sinon.

La librairie Charybde, par la voix d’Hugues Robert il me semble, nous fait l’honneur d’un article excellemment fouillé sur les Vingt sonnets que Brodsky consacre à Marie Stuart. Le ton est juste, l’intelligence précise, l’accolade généreuse : notre tête roule d’enthousiasme.

 


Chronique d’André Markowicz

 André Markowicz évoque les circonstances de sa traduction des Vingt sonnets à Marie Stuart et de leur parution dans l’édition quadrilingue que nous proposons aujourd’hui aux lecteurs de poésie (initialement publiée sur sa page Facebook le 15 février 2014).

 

«Vingt sonnets à Marie Stuart»
Chronique longue, encore une fois.

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Ça y est. Le livre que j’annonçais ici le 22 juillet dernier, il est sorti. Du coup, me reviennent plein de souvenirs, plein d’impressions que je voudrais partager.

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Je n’ai jamais eu de métier, à part ce qui est tout sauf un métier — celui de traducteur. Pourtant, « au temps de ma jeunesse », j’avais reçu la proposition d’Antonin Liehm de traduire, du tchèque, quelques poèmes de Jaroslav Seifert, qui avait reçu le prix Nobel en 1984. Or, il se trouve que je suis né à Prague, et, si, moi, la langue tchèque ne m’a laissé que peu de souvenirs (puisque nous sommes partis pour Moscou quand j’avais huit mois), ma maman, elle, parle et lis très bien le tchèque. Bref, j’ai traduit avec son aide, et Antonin Liehm avait relu, pour vérifier qu’il n’y avait pas trop de bêtises. Je l’ai rencontré, et il m’a proposé de travailler avec lui, comme secrétaire de rédaction, à mi-temps, de la revue qu’il animait avec Paul Noirot, « La Lettre Internationale ». Cette revue, c’était quelque chose d’extraordinaire, à vrai dire : l’idée était de la publier dans plusieurs langues à la fois, en français, anglais, en allemand, en espagnol (si je me souviens bien), en russe — il y a eu quelques numéros russes —, pour montrer l’unité naturelle de la culture européenne, en demandant des contributions aux plus grands intellectuels de l’époque. — Mon utilité, en tant que secrétaire de rédaction, je la mettrais sérieusement en doute, mais il y avait quelque chose d’exaltant pour le jeune homme que j’étais d’être témoin de toute cette entreprise, qui a duré, quand même, plusieurs années. J’avais émis une proposition : une revue, ça cherche toujours des illustrations. Il y avait des illustrations graphiques, évidemment, pour chaque dossier traité, mais pourquoi ne pouvait-on pas illustrer les dossiers par des poèmes ? — je me faisais fort de traduire, quasiment à la demande, toutes sortes de poèmes sur toutes sortes de sujets. Je ne doutais de rien, évidemment. Aujourd’hui, je me dis que je devrais réunir les traductions que j’ai faites (il doit y en avoir des dizaines), du russe, de l’anglais, du latin… c’est là, entre parenthèses, que j’ai traduit une élégie latine de Du Bellay…

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Antonin Liehm avait, je ne sais comment, reçu du Comité Nobel le droit de publier le discours du lauréat. En 1987, j’avais quitté la Lettre Internationale, et je m’installais à Rennes. Quand j’ai su qu’il venait de le recevoir, j’ai téléphoné à Antonin, et je lui ai proposé de publier quelque chose : il m’a donné trois jours pour lui envoyer. Et, en trois jours, j’ai traduit les « Vingt sonnets à Marie Stuart ».

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J’avais commencé par Brodsky. Je veux dire que Brodsky avait été très très proche d’Efim Etkind, qui l’avait protégé, avait témoigné à son procès, l’avait toujours aidé — tellement aidé que Brodsky s’était finalement éloigné de lui, parce qu’il faut dire qu’Etkind avait une façon, disons, envahissante, de vous protéger. Bref, j’avais toujours lu les poèmes de Brodsky, et j’avais pour lui non pas une dévotion, ce n’est pas le mot, mais un respect énorme. Un respect pour la façon dont il avait trouvé du nouveau dans la poésie russe — un respect infini pour sa fierté. Non, je ne dirais pas sa fierté. En fait, c’est toujours avec lui que je lie une des maximes que j’essaie (passons) dans ma propre vie : « never complain, never explain ». Brodsky portait un monde, immense, matériel : il décrivait des chaises, des coins de table, il écrivait comme des romans dans des poèmes de quinze lignes, et ce monde matériel devenait spirituel, non pas dans un mouvement de transcendance, mais, au contraire, comme d’immanence. Jamais je n’ai eu autant l’impression de lire un poète croyant (et de sentir ce qu’il pouvait ressentir, moi, athée), qu’en lisant les poèmes de Brodsky sur un balai, une mouche, un papillon, ou que sais-je.

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J’ai traduit beaucoup, beaucoup de ses poèmes. Et, chaque fois, ces traductions m’ouvraient des mondes : traduisant les « Elégies romaines » (publiées dans « L’Alphée »), je revenais à Goethe (je le découvrais), et aux élégiaques latins ; traduisant les monologues d’Ulysse, en pentamètres iambiques blancs, je revenais à Shakespeare, et je découvrais Cavafy. C’est Brodsky qui m’ancrait en moi-même… Et puis, il y avait quelque chose de magique chez lui : oui, il était comme le dernier, il était comme sorti des ruines de l’Europe, il était le seul à pouvoir se permettre de jouer comme il faisait. On entendait les voix, on ressentait les ruines, et, vous savez ce qu’on ressentait encore ? bien plus que les ruines… la joie, et la reconnaissance. Et encore autre chose : l’humour de la virtuosité. Techniquement, il était plus virtuose qu’un poète mariniste ou George Herbert, ou John Donne (qu’il avait traduit en russe d’une façon inouïe). Il savait tout faire. Ah, la joie que c’était que d’apprendre la technique de ma langue à moi, le français, en le traduisant, lui.

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J’ai traduit en trois jours ces vingt sonnets, ils sont parus. Et ils ont disparu. Je veux dire que je n’ai jamais eu l’occasion de les reprendre, parce que, quand Gallimard a publié les deux recueils de ses poèmes, il y avait une autre traduction, de Claude Ernoult. Le premier recueil, Poèmes, est paru en 1987. Le deuxième, Vertumne, en 1993… et, voilà depuis plus de vingt ans, rien du tout (je parle de sa poésie). Et c’est, évidemment, une des multiples hontes de l’édition française. Mais bon… n’est-ce pas « never complain »…

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Et puis, un jour, j’ai reçu un message d’un éditeur du Mans, David Marsac. Ou non, ça ne s’est pas passé comme ça : c’est moi qui ai vu que, sur son blog, il parlait de ma traduction. Et je lui ai fait un message — juste pour dire que ça me faisait plaisir, ou quoi. Il m’a répondu en disant qu’il voulait les publier, ces sonnets… Je lui ai parlé des droits, il a dit qu’il se faisait fort de déplacer les montagnes. Les montagnes, je peux vous le dire, il les a déplacées. Avoir l’accord de Gallimard, et puis de la fondation qui s’occupe des droits de Brodsky… ce n’est pas une sinécure. L’idée n’était pas seulement d’obtenir les droits du texte russe, mais aussi de la magnifique traduction anglaise de Peter France, qui avait été élaborée en collaboration avec Brodsky lui-même. Gallimard a accordé les droits, mais en demandant que David Marsac reprenne la traduction de Claude Ernoult – et, en fait, cette demande a été essentielle. Parce que le livre, qui se voulait trilingue à l’origine, est, réellement, devenu quadrilingue. Il est devenu français alexandrin, et français décasyllabe. Moi, naturellement, j’avais traduit en décasyllabe, en respectant scrupuleusement la forme et la place des rimes du russe ; — alors que Claude Ernoult avait tout transformé en sonnets français, en alexandrins. Et j’ai bien connu Claude Ernoult, qui faisait partie du groupe d’Efim Etkind auquel j’appartenais aussi quand j’avais vingt ans. C’était un traducteur très fin, — très étonnant en France, puisque, lui aussi, il comprenait la valeur historique de la forme…

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David Marsac est arrivé à ce qu’il voulait. Ce livre, vous verrez, vous pouvez le lire dans tous les sens. En comparant, à chaque fois, ma traduction, avec le russe, avec l’anglais, avec l’alexandrin. C’est, sérieusement, comme un manuel de traduction comparée. — Et, je peux le dire, c’est un très bel objet.

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Je vous cite le sonnet XVI :

La nuit, dit l’autre, tous les chats sont gris,
mais les souris ne tombent pas malades.
Brûle la pourpre des forêts que brade
le soir précoce parcouru d’un cri
d’oiseau. Les arbres, immobiles, pris.
Quelque setter aboie aux feuilles crades
de terre, jappe contre les Pléiades
sur le vert sombre et mauve des prairies.

Bien peu de ce qui gratifiait le pleur
me reste. Bigre, toutes choses viennent
à trépasser. Dans cette vie de chien
ma plume éterne garde sa couleur
à suivre les saisons scardanelliennes,
à rechanter l’Automne pouchkinien.

*

Ici, sur Facebook, j’ai réussi à parler de Joseph Brodsky. Je l’avais fait, d’une autre façon, dans mes Figures.

Les “chants enfouis”
—- qu’il chante
——– aux blancs
nuages sur
les collines de vigne, loin
du pays de sa langue, droit,
———— la tête un peu
rejetée en arrière, “Juif
roux”, chauve, ils sonnent
comme une psalmodie
—- intransigeante. Il parle en fils
froid d’un soleil
dernier, tenant
—- par le grommellement et le cahot
le fil
—– métrique, le terrain
héréditaire. Il voit
tous les trois cent soixante
——– et l’interlocuteur
n’a pas changé.

L’exil est une étrange maladie,
—- quasiment confortable — rien
ne vous menace plus
———— et rien
ne compte, la parole
—- est libre. Vous l’avez voulu
——– ou pas. On flotte. Ici,
là-bas se sont fondus ; ne survivra
————- que celui qui, l’exil,
l’avait déjà chez lui ; avec pour seul
lien la mémoire et le moteur des mots
pour “aller loin”,
——– et la “vertu première, le
respect de soi”.
——————– Alors,
cet accident géographique
est personnel. Il dit
semaine après semaine au téléphone, cinq
——– minutes, que ça va,
il est comme forcé de parler fort,
ce qui fatigue et creuse,
et puis la voix s’éteint,
———— la mère est morte,
et le visa pour être à son enterrement
est refusé,
——– tandis que, grasseyante, lourde
et monocorde, mais de moins
—- en moins iambique, continue
la voix qui s’est formée
—————- là où survit,
jamais abandonné, mais seul,
le père, et puis le père meurt,
et là encore, la voix sans
écho poursuit.

Dans l’ombre
——– et la torreur
des rues de Rome
— “des pièces d’or pour me fermer les yeux” —
car la Russie est née en Italie
(ô toujours Batiouchkov !),
voix de la mouche
——– et voix de l’épervier,
voix comme de personne, puisque
d’un temps transmis, mais pour,
à présent elle-même,
—————- et, bien sûr,
“je suis un citoyen américain”,
dit-il.
Pour quel retour ?
Quel autre champ de ruines, quel
—- sarcasme sur soi-même ? Nul
n’aura d’accès à son isolement.

29-31 août 05.

*

On a beaucoup parlé de son amitié avec Anna Akhmatova. Ils avaient plus de cinquante ans d’écart. — Poétiquement, ils n’ont pas grand-chose en commun, si ce n’est cela : un humour dévastateur, et la fatalité de leur noblesse. C’est en cela, sans doute, qu’ils s’étaient reconnus.