Édition

1337. Journal édulcoré de Maurice Garçon (1)

Journal de Maurice Garçon, Les Belles Lettres / Fayard, 2015

 

Les produits de la grande distribution ont sur les ouvrages spécialisés de l’édition un avantage rarement mis en avant : le Nutella sera toujours du Nutella. Vous pouvez acheter vos pots les yeux bandés. L’étiquette ne ment pas.

J’ai récemment acheté sur la foi de son étiquette le Journal (1939-45) de Maurice Garçon. Grand amateur de Nutella, je m’attendais à y trouver le Journal (1939-1945) de Maurice Garçon. D’autant plus qu’il est publié sous la direction de Pascal Fouché, spécialiste de la presse et de la censure à cette période de propagande forcenée, et de Pascale Froment, autre spécialiste. Les arrangements avec la vérité sont caractéristiques des périodes troubles.

De la première à la dernière, rien sur les couvertures ne laissait présager qu’il s’agirait de tout autre chose. La grande distribution nous a habitués aux avertissements tapageurs : « – 20°% de matière grasse » ; « Garanti sans gluten ». Tapageurs mais salutaires : le consommateur a toutes les cartes en mains. Que la GMS déroge à ses étiquettes, et les associations de consommateurs lui tombent sur le râble.

Je formule aujourd’hui une hypothèse : le Nutella se vend mieux que le Journal (1939-45) de Maurice Garçon pour cette raison que le lecteur de Nutella n’est jamais trompé sur la marchandise (contrairement à l’amateur de Garçon).

Tu l’as compris lecteur, mais ton intelligence sera mal remboursée. Le Journal (1939-45) de Maurice Garçon est du Nutella frelaté. La couverture, la quatrième, l’introduction feuilletée, personne n’en souffle mot. La page de titre et la page de faux titre n’en disent rien non plus. À première vue, le Journal (1939-1945) de Maurice Garçon n’est pas du Canada dry. C’est le Journal (1939-1945) de Maurice Garçon.

Installé dans mon fauteuil Stressless, offert pour ma première cinquantaine, j’ouvre le Journal (1939-1945) de Maurice Garçon et lis attentivement, en lecteur assoupli par l’école de l’indépendance, les pages d’introduction et la Notule des éditeurs –

Imaginez un instant l’étiquette de Nutella dans le pot de Nutella. C’est l’effet que ça m’a fait. L’étiquette est dans le pot du Journal (1939-1945) de Maurice Garçon – sa composition.

Le Journal (1939-1945) de Maurice Garçon n’est pas le Journal (1939-1945) de Maurice Garçon, mais un quart seulement des quinze cahiers qui constituent, dans les archives familiales, le Journal (1939-1945) de Maurice Garçon – l’autre – le vrai – l’inaccessible Journal (1939-1945) de Maurice Garçon.

Surprise et diététique de l’édition ! Le Journal (1939-1945) de Maurice Garçon est allégé de 75 % de la matière épaisse et fraîche qui constitue le Journal inédit (1939-1945) de Maurice Garçon.

Délesté des trois quarts du Journal (1939-1945) de Maurice Garçon, le Journal (1939-1945) de Maurice Garçon est-il encore ledit Journal (1939-1945) du même Maurice Garçon ? Je vous pose la question et vais céans, comme je vous invite à le faire, lecteurs floués, demander le remboursement des trois quarts du prix de cet ouvrage aux Belles Lettres et à Fayard. Ma complaisance de lecteur épuise vite son crédit.

La note de l’éditeur, glissé dans le prolongement de l’introduction, est un chef-d’œuvre d’arrangement avec la vérité éditoriale, très instructif sur les présupposés qui animent l’édition. Cette note témoigne aussi d’une conception toute française de la culture dispensée à l’école républicaine, égalitaire et faite pour assurer le pouvoir d’une élite sur les majorités qu’elle rendra silencieuses, à défaut de les rendre dociles.

Le voici. Savourez-le. C’est un modèle de rhétorique :

Journal_Maurice_Garçon_4« (…)

Le présent volume correspond à la séquence des cahiers 15 à 25, qui couvre les années 1939 à 1946 : le choix ici retenu représente approximativement un quart du texte original. On comprendra que les coupes, très nombreuses, n’ont pas été signalées afin de ne pas perturber la lecture. Pour importantes qu’elles soient, celles-ci ont été effectuées en respectant autant que possible les proportions, fort variées, des différents cahiers.

Après lectures et relectures croisées, la décision de supprimer maints passages s’est imposée d’elle-même, sans douleur notable. Le Journal gagnait à être allégé de généralités, de répétitions et, parfois, de digressions qui nous paraissaient de moindre intérêt. Aucune volonté de dissimulation ou de censure n’a pour autant guidé cette sélection, par essence arbitraire : si, par exemple, les questions de vie privée en sont absentes, c’est que Maurice Garçon n’abordait pour ainsi dire jamais le sujet dans son journal.

(…) »

Le lecteur imbécile et flemmard que des universitaires travailleurs et honnêtes instruisent à longueur d’année ne mérite pas de lire le texte intégral du Journal (1939-1945) de Maurice Garçon fait aux trois quarts de digressions sans intérêt. Ce Journal (1939-1945) de Maurice Garçon devient intéressant à la condition d’être filtré par des savants autorisés à mesurer la capacité d’absorption du public des lecteurs aspirant à lire sans douleur notable.

Et c’est incidemment que le lecteur imbécile et flemmard (il n’avait qu’à la lire, la note !) apprend que le livre qu’il vient d’acheter est massivement allégé alors que le blabla de couverture lui promettait de suivre, « parfois heure par heure, la guerre, la défaite, l’Occupation et la Libération  (…), avec le mérite constant, et rare [pour son auteur], de s’interdire toute réécriture : c’est un premier jet qu’on lit sur le vif ».

Démarche louable, les éditeurs ont poussé le scrupule jusqu’à supprimer les pages privées qui ne figurent pas dans le manuscrit.

J’ai longtemps rêvé sur le qualificatif de « foutriquet » indûment accolé par Mauvais Garçon au nom de Paul Reynaud, président du Conseil (…)

Non seulement les trois quarts du Journal (1939-1945) de Maurice Garçon sont indigestes et sans intérêt, selon les éditeurs qui le mettent en vente, mais il n’est pas utile non plus de signaler dans le texte du Journal amputé (1939-1945) de Maurice Garçon les coupes et la censure éclairée des deux universitaires responsables de son caviardage. Le lecteur du Journal (1939-1945) de Maurice Garçon a d’autres centres d’intérêt que celui de lire le Journal (1939-1945) de Maurice Garçon dont l’étiquette frauduleuse lui annonce qu’il s’agit du Journal (1939-1945) de Maurice Garçon.

La violence naît quand le langage, fait pour la révéler, masque la réalité – où est-ce la vérité ?

Le lecteur sait-il vraiment ce qu’il veut ? Sait-il l’effort que lui coûterait la lecture intégrale du Journal non expurgé (19391945) de Maurice Garçon ? Aurait-il eu l’intelligence de passer rapidement les pages sans intérêt du Journal (etc.) de Maurice Complet si on ne l’avait pas fait pour lui ?

Il est à craindre que non. Naturellement non. Évidemment non. Le lecteur est un veau équarri. Son sens critique est tributaire de spécialistes du caviardage discret. Nourrie au fouet de la république, la bête de somme a besoin de lire dans le sillon qu’on a tracé pour elle.

L’inconséquence est à son comble. Les éditeurs affirment connaître les goûts du lecteur, mais le trompe sur le contenu du livre. Le lecteur aurait-il acheté les extraits du Journal (1939-1945) de Maurice Garçon ?

– C’est là que se reconnaissent le jésuitisme et la filouterie des responsables de cette édition qui ne laissent au lecteur que le choix d’acheter la version édulcorée du Nutella (1939-45) de Maurice Garçon, mais sans l’en avertir. J’ai ainsi acheté sans le savoir les pages choisies du Journal (1939-1945) de Maurice Garçon qu’autrement je n’aurais pas acheté.

Remercions tout de même les Belles Lettres et Fayard d’avoir inventé le livre à ouverture facile.

Je suggère aux éditions Fayard, en partenariat avec les Belles Lettres, de proposer une édition sans points de suspension des derniers ouvrages de Louis-Ferdinand Céline afin de ne pas perturber le lecteur dans sa relecture et une réduction de La Comédie humaine à la suppression de ses descriptions. Du vide, du vide, du vide, le lecteur sera mieux servi.

La mise à disposition du texte dans son intégralité est d’autant plus importante que de nombreuses questions resteront sans réponses à la lecture des extraits de ce Journal (1939-1945) de Maurice Garçon, quand d’autres en trouveront d’intempestives. Certaines pages proposent une représentation vive et cinglante des rouages intermédiaires (magistrats, avocats, journalistes, administration) du nouveau pouvoir qui se met en place. Vu l’époque et le métier de l’auteur, le lecteur aurait mérité d’avoir le texte, tout le texte, rien que le texte du Journal de Maurice Garçon. Il aurait pu s’en faire une idée ajustée. Les représentations changent avec le temps, les événements et l’humeur. Les répétitions prennent alors sens ; les obsessions se tempèrent au contact d’anecdotes, de réflexions, de prises de conscience, même passagères. Loin d’être un frein, l’abondance est une aubaine pour l’historien, le critique, le lecteur. La réalité mouvante s’y trouve ainsi diffractée et plus justement représentée.

L’opposition, rapidement perceptible à la lecture, entre les valeurs publiquement défendues par Maurice Garçon et les éclats privés contre les juifs et le désordre imposait aux éditeurs un traitement plus subtil qu’une collection de feuillets hâtivement assemblés et contre-signés. Là où l’éditeur fait des coupes, la tentation est forte pour le lecteur de procéder à des rajouts !

Maurice Garçon court le risque d’incarner à ses yeux incrédules le grand bourgeois animé par un sens du devoir sans celui de la justice et emporté par une rhétorique abstraite transformée en réalité (ses propos sur Jean Zay persécuté sont caractéristiques de cette cécité du jugement). La question de l’intégralité touche ainsi à celle de l’intégrité : du lecteur d’abord, auquel serait reconnu le droit de juger et de choisir, comme celui de s’émouvoir ; de l’auteur ensuite, dans son rapport à ce qu’il dit et, notamment, aux préjugés que les éditeurs qualifient de « propos rugueux » qui appartiendraient à l’époque, alors qu’ils appartiennent d’abord à l’auteur. Car Maurice Garçon a sur les juifs et les étrangers des propos « qu’il est difficile, avec des yeux d’aujourd’hui, de lire sans sursaut » (dixerunt les mêmes) ; l’intégralité du journal permettrait de les évaluer et de les situer au plus juste, d’hier à aujourd’hui.

J’en suis à la page 144. J’attends impatiemment la suite, comme un pensionnaire de l’Académie. Les questions fusent. Qu’en est-il par exemple des propos de Garçon sur les Juifs en 1943 ? 44 ? 46 ? Quelle est la fréquence de ses obsessions à mesure que la guerre s’éloigne et que s’éclaire la réalité des faits ? Quant à suggérer au tournant des pages 10-11 que les yeux d’hier s’accommodaient des propos racistes et des préjugés antisémites, c’est faire peu de cas des écrits de la même époque et des études historiques : je n’ai jamais lu une ligne antisémite dans les écrits de Paulhan (Mauriac ? Camus ? Guéhenno ? Grenier ?), ni aucune dans le Journal (non expurgé) de Léon Werth, extraordinaire de lucidité. (Il est vrai que celui qui se découvre juif en 1940 n’a pas su être antisémite à une époque qui l’était. Sa lucidité s’embrouille et ne compte pas.)

Cette tarte à la crème allégée de la critique historiciste, qui consiste à faire de l’antisémitisme des années 30-40 une « donnée d’époque », comme si cette époque appartenait à la préhistoire et non à l’époque de nos grands-parents, conduit à supposer que le racisme et la xénophobie sont aujourd’hui les éléments inactifs d’un passé révolu enfin édulcoré par les prévenances de la critique universitaire.

Mais baste ! Inutile de s’échauffer en pleine canicule.

Ce sera l’objet d’un nouvel article sans sucre rajouté dès que j’aurai mis à jour mes chroniques roumaines.

En attendant. – Y’a bon, Maurice Garçon !

(Attention à la rime.)


1295. Priorité aux varices

Van Eyck et la lectureSeuls les éditeurs subventionnés par les régions et le CNL se déclarent farouchement indépendants.

Seuls les éditeurs indépendants exploitent une main-d’œuvre à bas coûts indispensable à leur survie.

Mais tous les éditeurs, aux goûts indépendants, aiment le monolinguisme français qui produit, en série et au choix, un romanesque de sortie de couches, une pensée pour passage clouté, la poésie de M. Gourdin et la critique de JeanTéflon.

Toute une vie de Jan Zabrana, Chez Allia depuis 2005, décrit avec un demi-siècle d’avance cette réussite à l’Ouest du totalitarisme de la pensée commune – la liberté de publier nous est donnée en prime.

« C’est ce type de livres qu’“ils” font publier aujourd’hui – aussi éloignés que possible de la réalité (mais pas dépourvus d’une renommée littéraire, pas des petits polars trop limpides), des livres sans conséquence, inoffensifs, comme faits exprès pour la sieste et le rot d’après déjeuner… »

« Plus on est rassis, desséché, éreinté, désarmé – plus on est acceptable. Priorité aux calvities. Priorité aux varices. Priorité aux dentiers. Avec tout ça, on peut espérer un prix. »

« Ferrari et Audi : deux fesses d’un même cul. »

(Les noms sont interchangeables.)

1293.

Nous allons poursuivre notre travail de sape mieux armés que le djihadiste coupeur de tête et brûleur de temps.

Je vous propose une partie de football réversible (ça marche aussi pour le handball, la pétanque et la littérature).

Ça commence comme une vulgaire partie de mise en jambes sur un terrain quelconque avec des gars d’une même équipe + une équipe adverse en tous points identique. Vous venez pour en découdre. Les gars d’en face ont eu la même idée. Ça tombe bien, le public n’a pas non plus envie de rigoler. Chacun est prêt. Coup de sifflet et c’est parti, on occupe le terrain, les équipes se fendent d’un jeu prévu d’avance, ça dure quelques minutes accompagnées de commentaires sur l’élégance et les pantalons courts. Les rôles sont répartis, le match est quasi fait. C’est là que ça devient intéressant. Au moment de passer le ballon, moment improvisé et surtout arbitraire, balle au pied – STOP. Vous n’allez pas plus loin. Vous faites volte-face et c’est parti dans l’autre sens, le vôtre, tout schuss dans l’autre direction, vers les buts où le gars au milieu des filets n’en mène pas large, ne comprend rien à la situation, quelle est la stratégie d’un retour du ballon vers la case départ ? Le temps qu’il se pose la question en proie à des complications morales (Est-ce un métier arrêter des ballons ?), c’est le shoot frontal. Le bonheur intégral pour le prix d’un ballon. Le goal est sur le flanc. C’est but dans votre camp ! Le public s’en décapsule le fondement en hurlant à tout rompre des mots obscurs (il est question de meurtre en réunion), l’arbitre tente un Je suis joli ! qui n’émeut plus personne tandis que votre équipe commence à regarder dans votre direction d’un air qui prélude aux grandes explications.

Mais rien. Aucune explication.

Tant que la règle était de mise tout allait bien, dribbles à n’en pas finir, jeux de jambes et pectoraux saillants, coups de boule pour la galerie, hourras chronométrés, articles de complaisance : des équipes sans surprise et un score qui ne vaut pas l’effort de pousser le bouton de la télécommande (moins encore de s’abonner au Matricule des franges).

Alors que là, goal défait, public en larmes au milieu des gradins effondrés, et l’équipe qui rapplique à la vitesse d’une bavure policière, quelque chose advient presque aussi drôle qu’un scaphandrier au départ du 100 mètres papillon.

C’est le moment de tirer votre short à vos burnes et de trouver un point culminant fortifié d’où admirer la débandade du spectacle qui enfin commence.

*

Le sérieux de ces gens est confondant. Ils parlent de la vie comme s’ils venaient de l’inventer la bouche ouverte en prise directe avec leur cul.