Éric Pessan
L’incompétence des traducteurs se reconnaît à la traduction même : le texte original y est toujours méconnaissable. Les éditions bilingues proposent au moins une illusion d’optique (en louchant vers la page de gauche).
Inutile de jouer la comédie du vraisemblable. Les effets de réel sont mieux réussis quand l’écrivain tire du réel ses personnages. Prenons Éric-Pessan par exemple (ou Claro). Dirait-on pas qu’ils vivent ?
Plus criant de vérité que la vérité même.
Le même est l’ennemi du semblable.
Tout grand roman relève du genre policier. Mais là au moins, l’énigme de son agencement reste entière.
Nous aurons beaucoup fait pour disqualifier les romans réalistes d’aujourd’hui et leurs personnages en proie à des problèmes existentiels toujours plus ressemblants aux nôtres, sans comprendre que ce romanesque pour lecteur perroquet ne prétend pas dire autre chose que ce qu’il dit. Nous avons perdu beaucoup de temps et d’énergie à ignorer ce principe. C’est l’histoire d’un homme qui. Rien d’autre.
(Eh, les gars ! J’exige un procès littéraire !)
Éric Pessan, Le démon avance toujours en ligne droite, Albin Michel, 2015
Éric Pessan est un homme charmant. Je lui dois des excuses. Il mérite mes encouragements : la littérature est un art difficile. Nous irons prendre un jour un verre ensemble dans une station-service. J’ai toujours sur moi des capsules de cyanure.
(On ne me verra pas crier au génie sous la tonsure.)
Voyez mon trouble cependant : Éric Pessan est un homme charmant, mais seul l’écrivain m’intéresse en littérature. C’est embêtant qu’ils portent le même nom, nan ? Comment reconnaître sa chaussure ? J’ai donc lu son livre à cloche-pied, dans un état fébrile. Le démon qui avance toujours en ligne droite y revient très souvent à la ligne.
Il m’a fallu porter des coups de sonde rapides.
« Habitué aux autoroutes françaises, j’attends en vain de trouver une aire de repos. En Allemagne, il faut sortir, rouler vers une station-service, payer pour aller aux toilettes, garder le ticket qui sera remboursé contre l’achat d’un café. »
C’est compliqué, la culture. L’auteur du Grand Ouest ne mâche pas sa peine. Il a la ténacité d’une signalétique routière. Rien ne l’efface ni ne l’arrête. Écrire et maculer, c’est tout un pour lui. La ligne blanche réapparaît toujours dans le goudron des phrases. De haut en bas, de gauche à droite – tremblant, brûlant, souffrant – le héros de Pessan roule ses états dépressifs comme un curseur de traitement texte sur un site de co-voiturage en ligne.
« Je ne sais pas si j’aurais envie de lire cette histoire si je n’en étais pas le héros, je pense en souriant tristement. »
Sartre l’a dit : « La délicatesse est un exhibitionnisme. » Pessan écrivain a la gaîté du camionneur sur une balançoire. Dans ce pauvre roman pour indigents, la répétition, quasi symptomatique, relève d’un nouvel art kilométrique. Le démon de la tautologie habite ce livre, la vie est un embouteillage. Avec Pessan, une roue est une roue est une roue est une roue, et bientôt une voiture, qui s’ajoute à d’autres voitures.
« Je laisse filer les berlines, et la route se brouille, mon champ de vision se trouble, s’emplit d’une lueur blanchâtre, la route s’efface tout à fait, je freine, je dois m’arrêter le plus vite possible, je deviens dangereux. (…) Me tuer. Tuer quelqu’un. »
L’écrivain épuisé prend à temps conscience du danger. Fais pas le con ! Prends un café et tue-toi. (Entretemps, le lecteur s’est barré vers un autre site de co-voiturage.)
« Mes mains tremblent. Mes Jambes tremblent, je m’en rends compte lorsque j’essaie de faire quelques pas pour rassembler mes idées. »
Le démon avance toujours en ligne droite, c’est sa richesse, propose une suite de slogans publicitaires, de mots d’ordre préventifs, contre la fatigue au volant, l’alcoolisme en famille, le cycle hormonal des jeunes filles. Cette rhétorique Michelin tout en gencives relève de l’atelier d’écriture (dessine-moi un clochard sur un banc), de la page de journal intime (mon père a quitté ma mère), du cabinet du psychanalyste (j’ai lu trop de livres, hélas, où fourrer ma bite) dont les blogs de lecteurs sont les prolongements illettrés et impudiques. Il est possible que cette histoire de quête, aux relents de panzerdivision, d’un grand-père disparu et d’un père alcoolique, soit l’hommage que le marketing littéraire rend à la cure thérapeutique qui assure aux lecteurs d’aujourd’hui une forme d’inculture vivable. Soyons heureux, lisons cinq légumes par jour :
« Je frissonne dans le vent, me force à manger trop salé et à boire trop sucré. »
Il faudrait tout citer du livre d’Éric Pessan tant l’art prophylactique y réinvente la machine à café, le distributeur de chips, l’armoire à pharmacie au-dessus de l’évier. On y retrouve la ferblanterie de l’illettrisme romanesque : le sandwich sous cellophane, le coin du voile, le frisson dans le vent, les odeurs âcres, les odeurs douceâtres, l’accent traînant du portugais, l’ingratitude des hommes, le vrombissement des machines, le ronron des moteurs, les Je t’aime de l’amour, le fond de la conscience, les pantalons souillés, le cuir tanné, les tragédies du quotidien ; les cœurs battent follement, les portes grincent, les mains glissent, les clés tournent lentement, jusqu’à l’hilarité parfois : « J’ai déplié mon dos pour éviter les douleurs » (16) ; « je ne voulais pas endosser ce visage-là » (152).
Ne rêvons pas. Revenons :
« J’ai connu l’arrivée des platines laser. Je vis en musique, je dors en musique, je fais l’amour en musique. »
Il y a assurément du Michel Sardou dans cette grandiloquence Grand Ouest. Quand la baudruche se vide ou pète, quelque chose naît, un phénomène atmosphérique, un renvoi libérateur. Ne l’appelez plus jamais France et partez pour l’Irlande et la Connerie marrante. D’une manière générale, Pessan écrivain prend son coton-tige pour un sextoy. Il se fait plaisir en se curant l’oreille, puis vous expose le cérumen de ses visions.
Elles sont pauvres et médiocres. Elles sont sales. La limite de la vulgarité est dépassée dans les quelques pages où Pessan cite Hyvernaud et Antelme, via son héros branlant, David Le Magne, accouplement réussi entre l’Homme Pressé d’y aller et Laurent le Magnifique, prestidigitateur. C’est le médiocre qui s’accroche au beau, et fourgue sa came en contrebande. L’enjeu littéraire et ontologique des chiottes et de la merde dans ces deux maîtres livres lui échappe. Il n’y comprend rien. Il ne sait pas lire. L’écriture y est réduite à des expériences douloureuses. La conception sous-jacente est claire : les récits de retour sont des chefs-d’œuvre spontanés que la douleur anime et auxquels elle suffit. La littérature, c’est l’expérience dite, le mot à mot d’un témoignage étranger aux codes de la représentation. Éric Pessan écrit des chefs-d’œuvre spontanés. La littérature n’est que l’expression de « drames personnels ». Plus la douleur est vive, meilleur en est le rendu. La véracité impose une fois de plus sa littérature.
« Si je veux écrire la vérité, il faudra bien que je sache ce que cela fait d’être assommé d’alcool et de marcher au milieu des gens, d’être la marionnette d’un démon » (72).
Contrairement à Pessan, Auschwitz a un style. C’est pour cela qu’Antelme est grand. La littérature exige une écriture, pas une expérience.
Dans son arrière-boutique sans éclairage, Éric Pessan a fait de l’agitation un art d’écrire, à tâtons et à teutons selon les modes. Son modèle, c’est le champ contrechamp des séries et des biopics. Buchenwald lui a livré ses mystères étymologiques par audioconférence. Éric Pessan a inventé le style latrines toujours propres des stations-services. Sa ligne d’écriture patine dans l’inodore et l’asepsie, « …si bien qu’à la fin les phrases pleurent » (77) et le lecteur heureux se retrouve inchangé devant la glace, en se lavant les mains. Les agencements grotesques de la syntaxe vident les mots de leurs sens et le langage de toute signification littéraire. À la place, le sérieux de l’hygiène et de la diurétique.
« C’est peut-être le syndrome de l’immaturité, toujours est-il que je n’ai jamais pu m’empêcher de ressentir de la moquerie envers ceux qui sont convaincus de leur propre valeur ou de leur importance. » (172)
Toujours est-il que la bêtise sera comptée à l’homme malgré sa misère.
Éric Pessan développe en cent mots une littérature complexée, condamnée à sa propre plainte. Sa prose chuintante est une extension du réel – une manière de le consigner – jamais de le nier ni de le mettre en jeu. « Écrire va me permettre d’y voir clair. » La littérature, c’est du beurre clarifié. Respirer, c’est faire œuvre. Manger sucré, c’est faire œuvre. Manger salé, c’est faire œuvre. « Je transpire. Je fais œuvre. Je marche. Je fais œuvre. Je contemple. Je fais œuvre. Je me relève et reprends ma route. » Qui marche le suive ! Il suffit de deux pieds pour devenir poète, écrivain, romancier. Éric Pessan est le Marcel Proust de l’hygiène de vie. Longtemps, je me suis brouté le melon de bonheur. Cinq légumes, cinq fruits. Dix mille pas par jour. Le tic est devenu son style.
Ce modèle rassurant a rendu la littérature et la publication accessibles à ceux qui ne savent pas lire, à ceux qui ne savent pas écrire. Les 80 % d’une classe d’âge prévus par les ministères. Éric Pessan est leur chef de file.
La postérité lui sera clémente. Je m’en porte garant. Elle éparpillera comme cheveux au vent sa perruque et ses phrases postiches. Nous pourrons alors, 9 quai des tanneurs, jouir d’une véritable perm à Nantes.
Éric Pessan, Le démon avance toujours en ligne droite, Albin Michel, 2015
De là vient notre malheur. Personne ne nous oblige à publier des livres.
Tant de chaussures dans les vitrines. Que lire ?
Le pire étant toujours certain, j’ai acheté hier le dernier livre d’Éric Pessan, qui ne se vend qu’à l’unité. J’avance donc en ligne droite, mais à cloche-pied. J’ai le démon unijambiste.
Je l’ai acheté plus neuf que vif dans une boutique de livres d’occasion, à Angers, un peu honteux aussi de ne pas avoir payé au prix fort mon prochain forfait. Le feuilletant ce matin, je découvre un envoi – douce aubaine – à un certain Prénom commun Nom illisible, dont le premier mouvement aura été de s’en débarrasser. Ainsi vont les SP.
Sortie le 8 janvier, aussitôt dans les bacs à relire.
C’est l’histoire de David – une histoire faite pour moi – qui assemble les pièces du puzzle familial. Va ton histoire, petit mulet. J’ai commencé au trot et au hasard, par le dedans comme dit Blanchard, pour échauffer le lecteur sur son pied : « Depuis quelques mois, le doute s’est mis à dévaster le monde… Buchenwald… Une histoire de tristesse qui fait place à la colère et de colère qui se dissout dans la tristesse… Je remercie la dame pour sa gentillesse… Lisbonne… En écrivant, je me rends compte que les romanciers nous mentent… Ma main coule vers ses fesses, timidement… C’est en réalisant que l’on ne sait pas saisir une main tendue que l’on comprend à quel point l’on a un problème… La vie n’est pas possible sans littérature… »
C’est formateur, les ateliers d’écriture. Le lecteur qui a reçu ce livre gratuit l’a revendu sans même l’ouvrir mettant un premier terme au doute qui nous dévaste.
Patience, les gars. Le cuir de ce démon ne sera pas long à damner.
(Ma main coule vers ses fesses beaucoup moins timidement que mon regard.)