Arbre vengeur & Finitude

266.

Grandes Orientations de la Littérature Française
(chez les petits éditeurs indépendants) 

L’intérêt d’une classification, c’est d’y échapper.

1. Rétameurs & brocanteurs

Belles pièces et fausses curiosités se disputent cette catégorie.

L’Arbre vengeur et Finitude en sont les éminents représentants. Le premier éditeur, libraire de son état, se réclame du second, libraire de son état. Les deux puisent dans les marges et les oubliés de la littérature, publiant des écrivains délaissés sur le bord de la route par l’histoire, le temps, les éditeurs, parfois à juste titre, parfois sans raison. Les catalogues des deux maisons proposent quelques curiosités pathologiques indispensables à notre connaissance des lettres (la vie, c’est autre chose). Chez L’Arbre vengeur, Régis Messac, Marc Stéphane – La cité des fous – ou Geza Csath – prononcez Guéza Tchat (mon père était hongrois, ma mère phonéticienne) ; Jean-Pierre Énard, Raymond Guérin pour le confrère.

Chez Finitude, qui publie par vocation initiale des écrivains oubliés, les contemporains commencent à se tailler la part belle. Relayés par un réseau efficace (Télérama, Le Matricule des anges et France Culture), de bonne grâce à défaut d’être impartial, leurs livres ont pris place dans l’espace éditorial en très peu de temps. Aucun des contemporains publiés n’a pourtant retenu mon attention en éveil ; à l’exception, mention d’estime, de Christian Estèbe, libraire rencontré fortuitement à Marseille cet été. Rien de plus.

Cet éditeur spécialisé dans la résurrection semble avoir décidé d’ouvrir enfin son espace à la publication d’un auteur inédit (jamais publié). Après La douceur du corset, recueil de nouvelles qui « croque les hommes » à l’intention des lectrices de Cosmopolitan, paraîtra le 17 février 2011 le premier roman d’Emmanuelle Pol, L’atelier de la chair, racontant (racontant) l’attirance d’une femme quadragénaire pour des hommes vieux, ridés, tannés par la vie. Dans un style et une facture lisses et propres, les premières pages racontent (racontent) « la virilité triomphante » des hommes et la « convoitise » d’une « ogresse » qui a « faim de chair vraie » et qui regarde la vie « d’un œil soupçonneux ». L’erreur étant humaine et l’humeur mauvaise conseillère, ces livres m’ont semblé proposer ce qui se fait de pire aujourd’hui dans les rayons de la littérature dite de qualité. L’attraction Serge Rivron (La chair, chez Jean-Pierre Huguet Éditeur, 2009 ), qui commence à se construire une notoriété sur le Net, signale peut-être le retour à une métaphysique des corps, façon Bataille essoufflé : religiosité subversive sans subversion + écriture aseptisée en guise de litanie et de rituel. Là où l’éditeur de Rivron s’en tire correctement, Finitude mise sur l’absence manifeste de risque : le lecteur peut frémir sans danger, sans passion, sans trouble littéraire. Quelque chose de mort prétend vivre dans les pages des auteurs inédits édités par Finitude.

C’est l’une des orientations observables de la petite édition française. Le retour enthousiaste à Paul Bourget / Géraldy.

Les contemporains de plus en plus nombreux au catalogue de L’Arbre vengeur commencent à inverser la tendance nature morte que cette maison s’était choisie comme vocation à sa création ; les auteurs absolument inédits restent en revanche absolument absents, à l’exception, sur une branche audacieuse de L’Arbre, de Julien Grandjean, épigone d’un beckettien Pinget qui aurait découvert Michaux un soir de rage adoucie par la mélancolie ; j’ai lu le premier volume, Précipité, avec grand plaisir et puis lassitude passé la moitié de l’ouvrage, malgré la très honnête facture de ce recueil de courts textes menuisés, marqués par leurs influences. Je n’ai ni lu ni acheté Les grandes manœuvres, deuxième ouvrage de Julien Grandjean. J’avais eu l’occasion, dans la foule absente des visiteurs passant devant sa table, d’aller anonymement féliciter l’auteur, immense jeune homme aux cheveux blancs derrière sa pile de livres, à l’occasion de la 25e heure du Livre, au Mans, en octobre 2007. Mais ce livre remonte du fond de vieilles marmites déjà classiques (Beckett, Pinget, Michaux justement). Attachant, sans être novateur. Il manque à ce livre le risque d’être autre chose.

Notre littérature contemporaine est néanmoins tributaire du fond de ces vieilles marmites, dont certaines sont rétamées avec bonheur (Ô Leo Lipski ! Ô Marc Stéphane !) En ce sens l’Arbre nous venge des fonds percés que la littérature contemporaine souvent propose en guise de nouveautés. Piotrus de Leo Lipski est une découverte ; son surréalisme sans direction me conforte dans l’idée que la mélancolie n’est pas incurable. Comme chez Desnos, Lipski offre à son lecteur la nonchalance et la puissance lyrique d’un imaginaire singulier, libre de ses influences, capable de renouveler durablement la littérature française, grâce à la traduction d’Allan Kosko. J’ai le livre sous les yeux (pas pratique pour écrire). L’ouverture est grandiose et la seule évocation de Tel-Aviv années 30-40, que j’ai connue en rêve, rencontre en moi l’écho de vieux désirs de réconciliation complexe, vague, hors du temps. Les illustrations rares de Joko participent aussi de cet enchantement. Je regrette que l’éditeur ait renoncé à ces vignettes d’un âge sans âge dans ces dernières publications.

À défaut d’un fonds d’auteurs inédits (nous assumerons la tâche vaillamment), ces deux éditeurs transfusent progressivement vers leur catalogue des écrivains contemporains venus d’autres maisons, le temps d’un livre et plus. Chez l’éditeur de Talen(ce), Sphex de Bruce Bégout propose une écriture inquiétante, portée par un souci de renouvellement en douceur de l’écriture contemporaine, malgré l’omniprésence narrative. Le Japon comme ma poche de Jean-Yves Cendray est traversé par des moments grandioses (l’atterrissage lors d’une escale néerlandaise, les private jokes) au milieu d’un fatras de dialogues Tupperware dont l’intérêt m’échappe – chape vraiment. Le journal d’Éric Chevillard, beauté intime et voix nouvelle du troisième volume, est pour moi la pièce maîtresse de l’éditeur, à l’insu même de son auteur que le ressassement Lautréamont, vieux machin remâché dans ses derniers romans, éloigne de la rupture nécessaire au surgissement d’une œuvre inouïe. Jusqu’où est-il permis à un grand écrivain de s’engoncer dans son être ? Odile Massé, Marc Blanchet, Marc Petit grossissent le flux des auteurs transfusés (L’ondine de Blanchet a ma préférence, Petit mon affection).

Brocanteur par vocation, L’Arbre vengeur réussit la restauration de vieux meubles. Conduite par Éric Dussert, la collection s’enrichit de livres et d’auteurs, indispensables ou non selon les goûts, les angles, les perspectives objectives, subjectives : la prose altière de Maurice Fourré, La Marraine du sel, me laisse un goût de châteaux de la Loire, visite estivale, désuète, agréable, inégale – évocation poétique plus que poésie (le décalage des temps conforte cette impression). Sans espoir de retour, je suis hermétique à Spitz. Harengs frits au sang de Jean Duperray, malgré la gouaille ou à cause d’elle selon les pages, me semble inopportun. Ceux du trimard de Marc Stéphane aurait pu faire l’objet d’une réédition, concentrant ainsi l’effort éditorial sur un auteur déjà présent au catalogue. J’ai aimé, sans les terminer, les deux volumes des contes fantastiques d’Erckmann-Chatrian. Je ne suis pas certain que les rééditions de Mirbeau ajoutent des titres de noblesse à la maison ; ses hargnes et son anti-bourgeoisisme sont dépassés (les déambulations d’un neurasthénique dans une ville d’eau appartiennent à un âge sans lien avec le nôtre), disponibles, qui plus est, chez d’autres éditeurs. J’ai acheté ces livres, jamais lus auparavant, m’y suis plongé, gourmet, curieux, attentif et très vite ennuyé par cette prose gonflée d’enjeux et d’exclamations frappés de ringardise. Mais ces rééditions sont la source de revenus utiles à l’entreprise éditoriale. L’éditeur n’est pas sommé d’être un héros. Ô Maspéro !

Ces deux éditeurs sont d’excellents brocanteurs, finalement. Leurs ouvrages allient le charme du passé et la vigueur que notre goût présent exige afin de se maintenir vif et alerte (on croirait lire Télérama). La réimpression de Jean-Pierre Énard, autrement absent des rayons, est la plus belle des réalisations de Finitude. J’applaudis des deux mains et à deux pieds, vissé sur mon fauteuil à roulettes. Les essais, l’ouvrage pornographique et carrément pédophilique, les romans, le très surprenant Dernier dimanche de Sartre, l’attachante Reine du Technicolor et la fidélité à Edmond Thomas, Imprimeur à Bassac, ont un charme fou + mon approbation morale. C’est dire que Finitude doit continuer dans cette voie et renoncer aux niaises publications. Il est interdit de ramollir le public.

Mine de rien, les écrivains étrangers gonflent le catalogue de L’Arbre, dont j’attends les vengeances prochaines. Par ordre d’enthousiasme : le farcesque Boccacce de Marco Lodoli, haut la main loin devant ; Recels d’Alain-Paul Mallard, curieux dans ces moments de « légitime démence » ; Microbes de Diego Vecchio se laisse lire en plusieurs mois (mais toujours l’attelage bovin de la narration). Je renifle le récent Plop de Rafael Pinedo, sans y entrer. Je flaire sa prose blanche, le cadavre moins le style cyanosé, la promesse non tenue d’un livre inquiétant (où l’inquiétude ?) Rien de ce que j’ai lu, grappillé, entr’aperçu chez ma libraire du Mans ne m’a décidé à acheter le livre. Est-ce sans retour ?

Comment se fait-il que nos sensibilités diffèrent à ce point sur un même livre malgré notre désir commun de littérature ? Ce paradoxe fait vivre les livres : les goûts et les coulures nous invitent à l’échange, à la confrontation, aux brouilles décisives. À la guerre parfois. Aux réconciliations. Les cadavres se relèvent toujours.

Sous la rubrique des contemporains, la ferblanterie domine pourtant chez les deux éditeurs : littérature passéiste ou hyper-narrative, style sans écart, audace de bon goût. Les Couilles de Dieu est un roman dans lequel j’ai vainement cherché Dieu, ses couilles et un style digne du titre. Le site de l’éditeur annonce une troisième réimpression. Ces deux couilles me sont restées dans la gorge. Gare la béatitude.

Toutes les époques ont leurs succès de librairie, envol des ventes au hasard des saisons, sans lien très clair avec la littérature.

Diagnostique terminal. La tendance des rétameurs brocanteurs, dont certains grossissent au point de se faire une place hors de leur catégorie initiale, va généralement à la réédition confortable de classiques, souvent bienvenus, parfois redondants ou pléthoriques. La réédition d’écrivains tombés dans l’oubli peut être considérée à l’égal d’un engagement en faveur des primo-entrants dans l’espace littéraire. La réédition contribue à dessiner le paysage de la littérature contemporaine et mérite à ce titre notre attention pour décrypter ce qui se joue aujourd’hui dans la littérature et l’édition. Martinet, Énard, Lipski, Stéphane marquent notre époque de leur présence. Ouvrent et referment des possibles. La réédition ne serait donc pas une reddition. Bonne nouvelle.

PS : Mauvaise nouvelle. La réédition sert aussi de prétexte à fourguer de la camelote en contrebande. La présentation, chez Finitude, de Vauriens, voleurs, assassins de Raymond Hesse (qui est-ce ?) présente tous les signes de l’édulcoration observable aujourd’hui dans l’hyper-narration plan-plan à l’adresse d’un lecteur pacifié : « Un petit livre plein d’humour qui nous rappelle combien les gentils ont besoin des méchants pour prouver qu’ils sont gentils. » À quoi répond Martine Laval dans Télérama : « C’est merveille de voir ce livre réédité aujourd’hui tant il reste bigrement pertinent. » Ce genre de littérature sans sucre rajouté, recyclable à l’infini, nous éloigne bigrement des publications audacieuses des éditions Libertalia – pour l’exemple : La Petite maison dans la zermi de Thierry Pelletier.

PSS :
La réédition est encore reddition quand l’exhumation de textes consacre in fine le retour à une rhétorique aux ordres : Le fœtus récalcitrant de Jossot l’anarchiste (dixit Finitude) ne s’affranchit pas d’une narration bourgeoise qui marche au pas cadencé de la syntaxe et ramène le petit insoumis dare-dare au bercail qu’il avait cru quitter.
(Ajout du 26 février)

Tous les goûts, heureusement, sont en liberté dans la rnature.

David Marsac en poursuivra l’exploration.