Ma vie

564.

La vie d’harpiste de P.N.A. Handschin

Imaginez une suite de phrases, vous aurez un roman.

Imaginez une suite de phrases, séparées et reliées par des virgules, un mot faisant charnière entre les phrases, dont chacune est porteuse d’un univers, d’une situation narrative, universelle ou singulière, la chose et son contraire, protéiforme, sans suite logique, obsessionnelle et descriptive, dont le sujet, ou est-ce l’objet, se rapporte à un pronom personnel déguisé en narrateur, un je qui vous invite à vous approprier des expériences lexicales insolites ou communes, systématiquement renouvelées d’une phrase à l’autre, parfois reprise, répétée bis avec des variations, la phrase devenant l’unité sur laquelle l’œuvre se fonde et prolifère, pronom verbe compléments en cascade, contenant tous les possibles romanesques, montrant la voie à suivre pour les épuiser tous, lecteur cerné par le langage, tout est dit, tout reste à dire à nouveau frais, vous obtenez Ma vie (2010), avant-dernier opus de P.N.A. Handschin, aux éditions Argol (beaucoup vraiment).

je suis né avec une oreille dans la paume gauche un 7 octobre à Hiroshima, j’ai pleuré de déception en retombant à la 107e place du classement des hommes préférés des Françaises, mon père a quitté la famille pour l’or californien mais comme beaucoup il est bêtement mort d’épuisement et de faim une fois arrivé sur place, j’ai guéri de mon addiction au sexe mais suis ressorti de l’épisode pratiquement sourd, je me suis inscrit en hypokhâgne où j’ai fait la connaissance de Boulgakov de Rousseau et de Senghor qui en sortait,

[Ma vie, 305-6]

Imaginez qu’un procédé de concaténation plus déroutant vienne compliquer votre lecture, le complément de la phrase initiale devenant le sujet de la phrase suivante s’en trouve plus difficile à lire, c’est vérifié. D’un livre à l’autre, P.N.A. Handschin réinvente la littérature à partir d’un travail systématique sur la syntaxe, le lexique et les attributs du roman traditionnel ; Désert en 2003 (P.O.L.), La Musique en 2007 (Inventaire / Invention), deux autres ouvrages que je n’ai pas encore lus, procèdent sur ce modèle avec des variations plus audacieuses pour le premier, qui sature le texte de noms propres.

Abrégé de l’histoire de ma vie, que les précieuses éditions Argol viennent de publier en octobre, combine et amplifie ces divers procédés, l’adjonction et la concaténation, y ajoutant des aires de décollage poétique en forme de figures expansées. Présenté comme une extension du précédent ouvrage Ma vie, Abrégé de l’histoire de ma vie multiplie les procédés mis en œuvre et l’incorporation systématique de citations qui viennent trouer parodiquement (ou pas) le texte qui s’élabore, obligeant le lecteur à des pauses hypertextuelles devant écran et moteur de recherches afin de vérifier qui de Claude Signol ou Claude François, Alain Bosquet ou Georges Braque, Jean Lacroix ou Heinrich von Treitschke (« Les juifs sont notre malheur ») fait surface dans le texte où son intuition reconnaît une citation.

Le principe de saturation du texte handschinien (pour parler comme tout le monde), savamment construit et déconstruit par la syntaxe, atteint dans ce dernier opus une intensité forte, créant un espace allusif sur lequel le lecteur est invité à faire retour selon ce qui, dans cet espace fragmenté, vient accrocher ses goûts, sa curiosité ou ses désordres secrets. Comme en peinture, les masses et les couleurs, les lignes de fuites, les épaisseurs, les tonalités, les motifs, le mouvement du pinceau, tout pense et donne à penser. Lire, c’est suspendre la réalité à la poutre du plafond.

 

Réduit à une succession de phrases, le parti pris référentiel du roman est patiemment ressassé et aplati dans les six volumes que compte l’œuvre actuelle. La dimension psychologique, dont le romanesque imitatif est porteur malgré lui, est systématiquement ramenée à un agencement syntaxique vidé de sa substance réaliste, comme pressé à froid.

Privé de son transfert d’humanité, le texte n’a plus comme ligne de conduite que la fuite en avant narrative, l’égouttement syntaxique, le flux
interminable d’un récitatif.

L’œuvre de P.N.A. Handschin met en danger l’acte de lecture (et de littérature) sans l’abolir. Ma vie condense en quelques milliers de phrases autonomes toutes les ressources narratives du romanesque traditionnel. Chaque phrase en est le tout et la partie. Œuvre phénix, elle renaît et s’épuise à chaque recommencement. Le romanesque est reconnu dans le même temps qu’il est nié par les armes mêmes du romanesque ré-enchanté / disqualifié dans un mouvement unique de subversion narrative. La prolifération et la saturation font du langage l’instrument et la clé d’un romanesque dégagé des références obligatoires à la réalité, alors réinvestie par le langage. Le réel n’est plus pour la littérature qu’un vaste champ textuel à reconstruire hors des sillons tracés.

La phrase devient roman en soi et le roman tire et avale sa langue épileptique. 

Dans le dernier opus, par exemple, les espaces romanesques se construisent autour d’un motif et d’un procédé tendu comme une intrigue, la figure stylistique organisant le déroulé et le mouvement du texte :

Rappelé dans mon village-dortoir natal par la mort soudaine (dans l’effondrement d’un frêne noir géant sous le poids de la neige mouillée) de mon excellente mère, j’ai revu Réva A. (la fille maniacodépressive d’un chef de rayon au chômage et d’une visiteuse médicale alcoolique) m’a fait jurer, sur ma propre tête et celles de mon grand-père, de mon père et de mon petit frère, de ne pas repartir sans elle est allée jusqu’à me menacer de se jeter nue (« nue comme une jument ») dans la Meuse glacée si je repartais sans elle est allée jusqu’à me menacer de se pendre dans son grenier si jamais je repartais sans elle m’a menacé de se tirer une balle explosive dans la gorge si jamais je repartais sans elle m’a menacé de se faire dévorer par une meute hurlante de hyènes rayées faméliques si j’osais ficher le camp sans elle est allée jusqu’à me menacer de s’ouvrir les veines avec une lame de cutter émoussé si je repartais sans elle m’a menacé de s’allonger au beau milieu de l’autoroute A1 et attendre si jamais je me caltais sans elle m’a menacé de décapiter mon petit frère Erick à la pioche si je partais subrepticement dans la nuit noire sans elle m’a menacé de se verser de l’acide sulfurique sur tout le corps si l’envie méprisable me prenait de me barrer sans elle m’a véhémentement menacé d’empoisonner à la mort-aux-rats mon cher père, ou de faire une ruine de son joli pavillon si sur la pointe des pieds je partais aux aurores vacillantes et rougeâtres sans elle s’est enhardie à me menacer de sauter sans parachute (ni rien qui puisse faire office – par exemple le Saint Suaire, un bonnet péruvien vert, un parapluie transparent à liséré bleu, un tee-shirt de grossesse manches longues gris tourterelles, une nappe en papier damassé fuchsia, une taie d’oreiller bicolore 100 % coton biologique…) d’un avion en plein vol si je me carapatais traîtreusement sans elle –

[Abrégé, 104-5]

Le plaisir que j’éprouve à lire et à relire cette grande coulée de mots tient en grande partie au fait que la litanie hypnotique et obsessionnelle de P.N.A. Handschin donne vie à un imaginaire de la réalité à quoi je reconnais qu’un texte est littéraire. La réalité rêve par la voix de P.N.A. Handschin. Je suis d’ailleurs certain que P.N.A. Handschin est lui-même le fruitde sa propre imagination.

Plus d’une corde à son harpe. Les images récurrentes de ces deux livres tracent les contours incertains d’un rire où danse la folie, la seule dimension du langage qui puisse intéresser la littérature.