Joca Seria

674.

Restons critiques, mais enthousiastes. (85)

 

Le Guide pratique du féminisme divinatoire, accompagné de son DVD de 30’, est un objet transitoire : espace d’incertitude et moment vers –

L’humour et le militantisme formant un couple souvent mal assorti, je me suis aventuré dans le livre de Camille Ducellier avec la perplexité joyeuse du mandrill devant un suppositoire, décidé aussi à ne pas me condamner à l’hétérosexualité dominicale du lecteur de roman.

Il existe aujourd’hui des backrooms littéraires – Thank gode !

Ce guide pratique, d’autant plus multigenre que nous sommes multiprise, combine la double approche militante et dissidente qui lui donne sa vitalité, son humour élégant, sa force de frappe. La composition transgenre du livre fait aussi et surtout place au fil discontinu d’une narration dans laquelle un vous et un je trans-identitaires interpellent les normes et les représentations sociales :

« Elle, enfin, Il, est toujours mon amante, Maman, mais je ne dirais pas que je suis hétéro pour autant (…) je suis toujours lesbienne politique en un sens, mais disons que j’ai un copain transboy, enfin, un amoureux avec qui je vis et dont j’admire le clitoris (…) » (42)

Ainsi comprise, la « fluidité des genres » (43) suppose de laisser tomber d’urgence le pendule normatif pour accéder à une désorientation sexuelle à même de briser les représentations catégorielles dont se nourrit la tristesse sociale. Le manifeste du féminisme divinatoire, qui ouvre le livre, invite à conjuguer le « verbe et le rire » et à opposer à la pensée straight, la marche tordue.

« Hier soir, vous avez trouvé au fond d’un placard, une lesbienne non déclarée et quadragénaire qui brille la nuit quand on dit oui. Vous ne vous souciez pas de l’écart d’âge et de son hétérosexualité de grande surface… » (25)

Ce fil narratif rapporté à la structure d’un manifeste parodique constitue la réussite du livre de Camille Ducellier, proposant au lecteur de se réapproprier en douze étapes la dimension politique de la sexuation. Le livre appelle tranquillement à l’avènement d’une société où la sorcière tempérerait de son sourire étrange la logique gestionnaire de notre époque. L’y tremperait, qui sait –

Il est de fait question de cet étrange sourire entre les cuisses de Thérèse Clerc, dans la troisième séquence du film, Sorcières mes sœurs, qui accompagne le livre. Frictionné d’un doigt déterminé de vieille femme, le clitoris quasi géant que nous offre Camille Ducellier dans un plan serré d’une lenteur choisie affirme et atteste, entre labelles et poils chenus, la présence des forces rauques de la vie, d’ordinaire invisibles : « Les vieilles femmes qui font l’amour, qui baisent, qui se masturbent, qui sont heureuses dans leur corps, comment peuvent-elles oser ? » précise en voix off Thérèse Clerc. Camille Ducellier liquide en un plan le scandale factice du fameux tableau de Courbet, auquel elle donne le doigt vibrant qui lui manquait.

J’ai trouvé dans ce livre des moments d’écriture qui m’ont transporté dans l’espace où se construit, au-delà du livre, la relation féconde au langage, que j’appelle littérature. J’ai pour cette raison été gêné par les pages désertiques où, s’appuyant sur une écriture neutre, le livre devient véhiculaire au lieu de débrider la joie à laquelle il appelle par ailleurs le lecteur (la séquence bordélique des Urban porn en donne l’illustration cinématographique).

J’aimerais beaucoup que la collection extraction, suivant mes conseils avisés de lecteur tout-puissant, privilégie le geste unique, l’hapax furieux, l’expérimentation perdue d’avance sur le dispositif, la théorie ou l’analyse des modes de création. Il me semble d’ailleurs difficile de classer Open space, Il manque une pièce et Un mobile, livres lissés, dans l’une ou l’autre de ces catégories.

Part & d’Anne Kawala est à mes yeux le moment représentatif de ce désir d’expérimentation qui rend précieuse, chez joca seria, la collection extraction – au risque indispensable de frapper de confusion le discours critique tout en condamnant l’œuvre au silence, c’est-à-dire : aux lecteurs.

 Le Guide pratique du féminisme divinatoire, Camille Ducellier, joca seria, 2012

341.

G.O.L.F. 4

Grandes orientations de la littérature française (chez les petits éditeurs indépendants)

L’intérêt d’une classification, bla… bla… bla…

 

Séquoia ça ?

 

Tandis que sur place les secours tentent d’extraire le lecteur du Cessna piloté par Émilie Notéris, je découvre deux manières de rendre compte de Séquoiadrome, publié par joca seria, dans la collection extraction : le résumer dans les grandes lignes (plan de vol et destination,) ou entrer dans la langue, voir comme on y danse et faire chanter les tôles.

J’ai choisi la deuxième méthode, les deux étant complémentaires : la première met le livre en ordre, la deuxième accompagne la déroute. Les précautionneux peuvent consulter l’article d’Alain Nicolas dans L’Humanité et celui d’Éric Bonnargent sur le site de L’Anagnoste. Les deux reproduisent les plans de vol, rappellent les dispositifs + interview du pilote dans L’Huma.

Notule avant embarquement : les premières et les dernières pages du livre de Notéris sont consacrées à la préparation du lecteur : sommaire du livre, lexique et bibliographie inspiratrice, en guise de crash test.

J’aime, dans Séquoiadrome, que l’auteur refuse de coller les lecteurs à une histoire comme on collerait au mur un condamné (du romanesque français).

La langue mise en place par Notéris accueille et rejette la littérature, dans un mouvement oscillatoire, et transforme le texte (et la lecture) en espace de mixage des genres et des registres, expose le lecteur à des secousses physiques, au risque d’une indisposition – vomir alors dans un roman en vogue placé à cet effet (pochette avant).

De l’exposé enquête au grand guignol des personnages « à califourchon sur [un] Cessna » (31), en passant par une iconographie à la fonction incertaine (e-book version papier ?), Notéris brouille les attentes – discrète derrière le manche, agitation maximale dans la carlingue.

Conseils aux voyageurs. Entre hermétisme et parodie, vous voici prisonnier des tôles du Notéris. Vous êtes dedans. Plus ou moins informés des enjeux de ce vol expérimental (la première page est pourtant claire), votre livre est payé, plus rien à faire, vous voici embarqués, je vous invite à y aller – inutile de brailler. Le mieux est encore d’accompagner la catastrophe. Laissez venir. Enjoy !

Séquoiadrome se présente sous la forme d’une décoction de langues diverses : française américaine / littéraire philosophique / hermétique limpide / spécialisée amusée / néologique lexicalisée :

– le Park devrait suer de touristes laracroftisés bardés d’extensions fujinikonminoltas par tous les pores de sa peau géologique de vieil hippopotame rincé de soleil. (46)

Les néologismes ont une fonction précise : ils prennent le relais d’une langue romanesque épuisée, exsangue, marquée par « les cernes narratifs » (44-45), et vous propulsent à la cime du séquoia, pour une pause méritée, arrêt sur langage – impossible de filer à la vitesse d’un récit ordinaire. Petite contrariété, le lecteur devra réapprendre à lire à la vitesse de la lettre, du mot, de l’image :

(…) il faut savoir passer sous l’écorce afin de mieux faire chair avec l’arbre, se faire biominéraliser comme on se fait naturaliser. Simple formalité administrative. (68)

Le livre en tant qu’objet de lecture / littérature gagne de facto à être administré autrement. Si les personnages de ce récit catastrophe en sont réduits pour subsister (entendez la formule psychologisante) à se nourrir de champis fortement hallucinogènes, c’est aussi que la langue de Notéris fonctionne par prolifération d’un lexique psilocybe, mot qu’elle affectionne, à déglutition lente, effet rapide. Avalez, savourez. Enjoy again !

L’absorption [opère] une désindividualisation, un décadrage salutaire. Les mushs comme gilet de sauvetage ou équipements individuels de flottabilité permettant l’émergence d’un putsch interne, la formation d’une écume. (91)

Le « décadrage » et le « putsch interne » au cœur du livre imposent au lecteur qu’il se décentre en renonçant à quelques siècles d’habitudes, largement attaquées par Rabelais ou Sterne au demeurant. Du coup, les métaphores biologiques ou végétales du livre construisent par transparence une théorie parodique de la lecture/littérature : biocénose (lecteurs) + biotope (textes) = écosystème (littérature). Altérez l’un des éléments, vous perturbez et transformez la chaîne :

Le règne fongique est à son apogée, j’en attrape un par le chapeau torsadé et passe ma langue le long de l’appareil sporophorique, effleure le mycélium de la pointe du menton, lui permettant de profiter de l’excellence de mes exhalaisons carbonées. (27)

Le lecteur qui entre dans ce livre, loin d’abandonner tout espoir, voit au contraire se transformer en s’amplifiant sa dimension biologique, des branches lui poussent, des touffes, des excroissances suprasensibles fleurissent dans l’iris de ses yeux. Le règne fongique d’Émilie Notéris nous incline à rêver un lecteur éponge, idéal, portant les squames du texte à même la peau, les ajoutant à tous les autres textes déjà lus, au point /au risque d’un devenir-texte du lecteur, offrant son corps au corpus, colonisé, espace vacant, dans un premier mouvement du moins :

Mon corps affranchi de son centre de gravité, intensément désaxé, isadoraduncanisé, s’ébroue en une danse inimitable, comme dédoublé aux jointures, vrillé dans les contours, faussé dans l’ossature. Mon corps comme espace colonisé en parfaite aphélie. (88)

Ce livre, entre autres mérites, invite à lire autrement, à laisser mûrir le mot, les mots, la phrase, le §, dans la bouche, après captage par les yeux, à court-circuiter le cerveau, au moins pour un temps, renoncer à comprendre – sniffer sa dose. Lire par le nez, les yeux, les oreilles, le corps, la peau. Faire rhizome avec le livre, comme Robinson avec l’arbre (53). Poétiser sa lecture. Séquoiadrome appelle un lecteur disposé à une aéronautique des catastrophes, prêt à laisser filer le manche directionnel, planer, piquer, laisser venir à soi la masse hirsute du –

– Bordel de merdre, séquoia ça ??!

 

Slapstick comédie et dead-pan humour. Le livre est à la fois drôle dans sa langue et dans les situations décrites, façon Keaton, humour pince-sans-rire, confrontation de la mécanique et de l’humain, personnage à califourchon sur un Cessna (bis), barbe permettant de dater le séquoia Karl Marx  (71) ; la pensée y est zygomatique très souvent, et le rhizome, peut-être, un avatar du zyghome ; la juxtaposition et la dérive textuelle, principe comique du livre, servent à remettre la littérature à sa juste place, entre les lois de la gravitation et celles de la  dérision nécessaire – adhésion et détachement – fuir la sacralisation et les prêtres. L’espace littéraire n’est pas une église. Il est d’ailleurs peu question de littérature dans ce livre laboratoire où s’élaborent pourtant la chimie propre à la littérature : questions relatives au récit, aux personnages, à la lecture, au sens et à l’héritage culturel. Livre éprouvette.

Culture flux / Culture floue ? Saturé de références en tous genres (cinéma, arts plastiques, philosophie, psychologie, Arno Schmidt), sur lesquels le lecteur a le loisir de s’attarder ou non, invité à user de sa liberté souveraine, il me semble que la saturation constitue aussi l’élégance de ce livre, multipliant les angles et déroutant les approches uniques, dans une sorte de cacophonie et de dissonance plurivoque. En tant qu’espace discursif – où quelque chose est dit – le livre incite le lecteur, après la période d’ingestion et d’incubation fongique, à faire progressivement le mouvement inverse et à passer du végétal au cérébral, afin d’examiner ce qui est dit.

Le débat sur la relation de Marx (et du lecteur) à l’utopie est superposé à notre relation aux textes, ce texte-ci et tous les textes en général, mêlant habilement politique et littérature. Le passage difficile de l’idéalisme à la transformation de la réalité est replié sur la question de la relation (subjective) à la réalité (objective) d’un texte. Si l’examen des conditions de la liberté de chacun par rapport à celle de tous est nécessaire pour vivre dans un espace politique commun, alors l’examen de notre relation aux signes et à la langue devient urgent ainsi que la confrontation des subjectivités conflictuelles éprises d’un espace textuel et littéraire commun. Notre rapport politique au monde, traversé de langues et de langages, se retrouverait, sous une autre forme, dans notre rapport aux livres et aux images-signes qu’ils construisent. Appréhender des espaces de plurivocité littéraire reviendrait à faire un pas vers cet espace politique commun. Au moins idéalement.

 

Enter the Ghost. L’écorce et le noyau, convoqué par Notéris, maître livre d’Abraham et de Török, place le fantôme transgénérationnel au centre de son livre. Je vois dans cet emprunt à la psychogénéalogie une métaphore de ce que la lecture / littérature porte de subjectivité irréductible à un discours unique et figé, névrotique, incapacitant. Sous cet angle, la lecture advient dans et par la projection d’un moi et de son fantôme sur un texte prétexte nourrissant une parole incessante, nécessaire, renouvelable à l’infini des questionnements humains. La relativité du sens y devient maximale parce que la présence du lecteur s’y trouve en contrepartie requise, et ainsi affirmée et affermie la légitimité de son regard, pour subjectif qu’il soit : pas de texte finalement sans une multitude de lecteurs uniques et d’interprétations multiples, pas de pensée sans quelqu’un pour la porter ou pour la contredire, pas d’essence ni de vérité littéraire, pas d’être-là du texte hors de son incarnation dans un regard : exit la quête désespérante d’une essence de l’être (littéraire ou humain) hors de ce qui est, là, planté devant moi comme un séquoia. Max Dorra, déroulait dix ans plus tôt des questions proches, dans un ouvrage au titre intéressant au regard de celui de Notéris : Heidegger, Primo Levi et le séquoia (Gallimard, 2001).

Il me semble que la catastrophe parodique d’Émilie Notéris, qui  nous envoie valser avec bonheur dans les décors de la fiction et de la littérature, nous rappelle à notre rôle de lecteur penché sur les hiéroglyphes de notre vie et de la vie des autres. La littérature pourrait aussi bien être ce fantôme coincé entre l’écorce des textes et le noyau de la vie en nous et hors de nous, qu’il appartiendrait alors – aux lecteurs ? aux écrivains ? – de signaler et d’accueillir. À cette condition, la littérature vaudrait la peine d’être vécue et pourrait l’être par tous. Resterait encore, avant crash définitif, à examiner dans ce livre le mouvement oscillatoire du texte, de la piraterie à la pitrerie– riche en développements.

 

Mais nous voici déjà arrivés à destination Nulle part. Nowhere. Now here.

– Tu salues, tu te brosses les dents, et hop au lit, dit le miroir au petit éditeur.