Numérique

1355. Vie d’un livre

La reliure est ma religion ; le brochage, mon dogme. Un livre sans fil est un texte, un fichier, un flux – la plage de Biarritz !

La vie d'un livre_ungaretti

Ungaretti pour poche de jean

Je viens à nouveau d’en faire l’expérience avec mon exemplaire de poche d’Ungaretti, Vie d’un homme, à peine ouvert depuis plus de vingt ans. Il était souple à cette époque. Dépôt légal :  1973 ; impression faite en février 1981 (on souperait bientôt de socialisme indécollable).

Au-delà des questions techniques, l’expérience me confirme une chose : les livres brochés, avec fil donc, et puis collés ont une existence quasi infinie à l’échelle d’une vie humaine : au moins cent ans. Mon exemplaire bâclé-collé d’Ungaretti sans fil en porte témoignage contraire. La prolifération des livres industriels collés, loin de constituer une avancée technologique en matière de colles supposées révolutionnaires (comme les chevaux de course d’Ulrich), induit plutôt un rapport ambigu aux textes imprimés. La faible durée de vie d’un livre collé, quand il ne craque pas à l’ouverture, feuilles au plafond, sème un doute immédiat sur la valeur que l’éditeur attribue à son contenu. Le fétichisme développé pour la pléiade est l’un des signes d’une canonisation du texte, du livre, de l’auteur et sans doute du lecteur accédant à l’objet relié, cousu, doré – en quelque sorte bibliothécable – de la collection réputée prestigieuse, solide, durable. Magique. Il s’agit en réalité d’un banal livre relié auquel l’éditeur offre une postérité matérielle qu’il refuse au format de poche (dont les exemplaires surnuméraires des salons de Paris ou d’ailleurs sont systématiquement pilonnés).

C’est comme si le contenu d’un livre, privé de sa longévité matérielle, perdait aussitôt de sa valeur. (La présence de d’Ormesson en pléiade rend le débat plus épineux et ma démonstration moins claire. Faisons pour le moment comme si.)

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Ungaretti lu en 1994

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Ungaretti, Feuilles d’herbe

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Ungaretti, Le bel âge promet

Je veux dire ceci : mon petit volume d’Ungaretti, parti en foglie e grumi, feuilles et morceaux, je peux le remplacer au même format pour 11€80. Je renouvelle mes jeans Cerruti, pourquoi pas mes Ungaretti ? Reste que son remplacement laisse intacte la question de la valeur attribuée à son contenu : pour moi, elle est infinie, mais en l’absence d’une traduction des œuvres complètes, il est permis de douter de celle que lui attribue son éditeur principal en français. Le choix de publier Jean d’Ormesson en pléiade accentue les doutes au-delà des glapissements de quelques lettrés intempestifs. Les publications disparates, parcellaires, sans suite, typiques de l’édition française en place, affirment parallèlement une même vérité radicale : les auteurs valent le nombre d’exemplaires vendus indépendamment de leur contenu. Les volumes dépareillés de nombreux poètes en attente d’une suite éditoriale cohérente (Brodsky, Ungaretti, Celan…) ou l’indisponibilité des volumes déjà traduits (Szymborska, Montale…) donnent le ton, la mesure et le rythme de notre religion littéraire, limitée à l’instant. D’où, à l’opposé, l’importance pratique et symbolique de la reliure, au risque du fétichisme.

Un livre est cousu et collé. À défaut, c’est une planche lisse – surf sur toutes les lignes.

L’attachement de Gallimard aux classiques scolaires, accessibles simultanément en pléiade et en poche, indique l’orientation éditoriale prise depuis quelques décennies en direction d’une culture touristique de masse : petits shorts et grands monuments.

L’impression de livres collés, privilégiée par l’édition contemporaine, préfigure plus largement le passage de la profession à la temporalité des écrans tactiles (du short, du short et du mini). On s’en met plein les yeux, on s’en crispe les doigts – Et l’hypertexte balaie le texte : retour du flux.

Le livre collé et le fichier numérique relèvent de la même logique des flux à la demande d’une culture/civilisation dont l’impulsion ou le clic est sans désir ni durée, renouvelable à l’infini des jeans Ungaretti. Le texte : bolo bolo pour écran plat.

Cette perspective ne me gêne pas. Je l’appelle même. Secrètement, elle me ravit. Nous y verrons plus clair une fois notre champ de vision dégagé : si l’on excepte les foules aux têtes penchées, la culture numérique partout agissante reste essentiellement invisible. Les contenus sans réalité palpable n’y ont plus aucune présence, hors les flux souterrains qui les acheminent : ni usure, ni durée, ni destination précise malgré les profilages. Du vide et de l’espace à la surface du monde – où se presseront à nouveau les quelques milliers de lecteurs de Schmidt, Ungaretti, Brodsky, Noël – leurs œuvres au grand complet (idée à préciser).

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Ungaretti_Salvemini

Choix de poèmes d’Ungaretti acheté à la librairie, neufs et occasions, Salvemini (Florence),  Mondadori Editore, volume cousu, collé, cartonné, avec jaquette, impression : 1988.

PS : Étonnante, aussi, dans ces traductions de Jouve, Jaccottet, Lescure, Mandiargues, Ponge et Robin, la beauté de la langue française de Giuseppe Ungaretti !


 

830.

La langue du roman déployait hier encore les ressources d’un sous-sol enrichi par maintes alluvions venues des gorges du temps se déposer dans une même phrase.

 

Le livre numérique produira à nouveau la superposition de strates (narratives, sémantiques) à laquelle peu à peu ont renoncé les romanciers de colle et de papier.

 

(– La barbe souvent vieillit en prenant une longueur d’avance.)

829.

Épuisons le livre numérique en commençant par son sujet.

 

Ni mon nouvel ordinateur, ni mon smartphone, ni ma tablette numérique n’acceptent de lire ce Robert et Collins acheté en 2007, périmé aujourd’hui.

 

Ma colère me tient lieu de dictionnaire instantané et la consultation s’en trouve accélérée d’autant.

 

Ce n’est pas mon du tout.