1007. Gaby et son maître

Gaby’s last tape

 

O Voi ch’avete li ‘ntelletti sani,
mirate la dottrina che s’asconde
sotto ‘l velame de li versi strani.

Inferno, IX, 61-63

 

 

 

Écrire et admirer, c’est tout un. Les grands écrivains sont des admirateurs-nés. L’admiration nous tend miroir d’un idéal de soi en la personne de l’autre inventé, fantasmé, recréé dans le silence tumultueux de nos affects où se construit l’œuvre à venir, la sienne à soi, venue de l’autre en soi. L’admiration réveille en soi le même que soi dans l’autre. L’amour est au miroir comme un malentendu. On n’aime jamais que soi.

– Et puis après ?

Le lecteur n’aura guère reconnu en ce début alambiqué l’invitation urgente à lire (et toutes affaires cessèrent) le très beau livre, faut-il vous le redire, d’Arthur Bernard, Gaby et son maître, troisième volet d’une trilogie autobiographique inaugurée il y a huit ans (La Guerre avec ma mère, Gaby grandit, Le Désespoir du peintre, triangle à quatre côtés, et même cinq), qui ainsi se termine, roman de soi, de soie aussi, de l’autre en soie, velours des émotions qui vous traversent en le lisant.

Je connais un peu l’homme. Nous avons partagé le vin et le couvert. Il est fait de cette vérité-là des mots qui savent dire l’admiration éperdue et l’offrir au lecteur, la bonne nouvelle de la rentrée. Cette admiration pour un homme, pour un grand écrivain – comment les séparer ? –, pose le lecteur en compagnon indispensable, une oreille attentive, un silence amical, le contraire d’un disciple. Un tout jeune homme de vingt et quelques rencontre le plus grand écrivain vivant du siècle vingt dans le mouvement de sa vie quotidienne d’étudiant : le métro parisien, station Glacière, ligne 6, aérienne. Il le croise chaque semaine, montant ou descendant, sans jamais oser lui parler, cherche à entendre Sa voix, signe de Son génie, l’Hello d’une sainteté, qu’il n’entendra jamais, mais retrouvera dans les mots qu’il admire et qu’il conserve de Lui dans son oreille.

Lire sa Parole : d’accord. Mais Lui parler : jamais.

– Et puis que dire ? Que dire quand on est écrivain (en herbe ou non) ? C’est la question que se pose le jeune homme sans tout à fait savoir encore que c’est aussi celle que se pose l’écrivain admiré. D’ailleurs, toute œuvre appelée à durer se la pose et la pose au lecteur.

Que dire ? Pourquoi écrire quand on n’est bon qu’à lire – ou à survivre – croit-t-on ?

L’intrigue est mince. Mais solidement nouée. Car le livre est construit sur ce qu’il adviendra de cette rencontre, de cette question cruciale, alors que tout est déjà dit, écrit, et semble dit d’avance, pour les siècles des siècles. Nous arrivons trop tard. À quoi bon Lui parler ? L’homme admiré ne lui répondrait pas. Ils n’appartiennent pas à la même réalité, aux mêmes aspirations. Il n’est pas son disciple et le dialogue entre eux est impossible.

– Jusqu’au tour de passe-passe final, un pur joyau du mentir-vrai, où celui qui ment perd : lisez, vous comprendrez. Si tout est vrai dans ce beau livre, rien cependant n’est vérifiable. Tout peut être inventé ! Comment savoir ? Fie-toi à tes émotions, lecteur. Elles te diront ce qu’il en est de toi et de ce livre que tu tiens. Tu devras l’épouser sans notes. Cela étant, sur le chapitre de l’allusion, Arthur Bernard a développé dans son œuvre une pratique pleine d’élégance vis-à-vis du lecteur, qu’il accompagne dans ses détours érudits, expliquant l’air de rien, au fil même du récit, ce qu’il en est du grec et du latin, de Job ou de Rizzla. (Je ne suis pas Arthur Bernard. Démerde-toi.)

Donc : un tout jeune homme admire Le Grand Écrivain. Éperdument admire. Son nom Arthur Bernard. Le nom de l’admiré est sur la couverture, première et quatrième, cette drôle de couverture choisie par l’éditeur, qui fait de Lui (entendez bien : de Lui) un auteur superstar, auréolé d’étoiles, comme si, au fond, aimer revenait à tenir la chandelle, les yeux papillonnant.

Pourtant le maître aimé est des plus rudes, des plus austères, n’invite pas à la plaisanterie, ni à l’intimité, ni à l’admiration qu’on a pour lui, ne rigole pas beaucoup, encore que certaines fois, il est des plus humains aussi, d’un humanisme parabolique, façon Samaritain dans le désert des villes (lisez, vous comprendrez). Ce livre affirme d’emblée la position sacrée de l’écriture, sacralisée de l’écrivain, que tout jeune homme un peu lettré, d’une autre époque aussi, d’un temps où l’on parlait de La Littérature, lui reconnaît ; les jeunes filles et les femmes, on le verra aussi, sont différentes, peut-être parce qu’elles apprennent très tôt, à leur corps défendant, de quel mystère trivial relèvent la création et la divinité. (Ce livre, de fait, est deux histoires d’amour.)

Mais le jeune homme est ainsi fait qu’il veut parler mais ne peut pas, qu’il se sent prisonnier de son admiration, qui d’ailleurs le sauvera : tout livre est livre d’admiration. La traverser sans l’annuler, c’est devenir écrivain : trouver pour soi le bon degré d’incandescence ou de dégel des mots, apprendre que le labyrinthe de la parole peut être sec et droit, tout près et contre le modèle aimé. Le livre développe cet art du bon degré, du mot juste, ajusté, du mot rebond, de l’anecdote précise, de la vie quotidienne du héros entre les stations – l’art du récit et toute sa gamme –, auquel le lecteur impuissant se laisse prendre et reprendre, il aime ça, réduit à n’être qu’un tourneur de pages heureux, ravi – et après ?! –, la piscine et le plongeoir, on pique une tête on recommence, d’autant plus que la ligne du récit est hérissée de déviations, bifurcations, à-cotés, d’aires de repos et de relance, commentaires d’une photo, parabole, hypothèses, mises en scène, de ménage, de récits enchâssés, qui le conduisent avec puissance aux pages d’apothéose et d’émotion qui closent le livre. Les dernières donc, les vraies de vraies, sans suite après, cette fois.

Amoureux éperdu, Arthur jeune homme Lui donne de petits noms qu’il se redit, temps du récit ou du trajet, faisant ainsi déjà œuvre d’écrivain : il est pour lui Le Touareg sans paroles et le muet de la Glacière. Lui est son Maître. Lui seul. Si d’autres maîtres sont mentionnés, auxquels le livre rend un hommage ému, aux pédagogues aimés qui ont compté, un professeur de grec et de latin, un directeur de thèse, le père cycliste à son retour d’Allemagne, seul le Targui, le Touareg délocalisé est Maître en Majesté.

Nos maîtres sont dans nos mots comme des idées magnifiées. Il est et restera pour lui le silencieux Touareg irlandais du métro Glacière, image vive et brûlante de sa morale d’écrivain.

Ce livre est plus qu’un exercice d’admiration, qu’il est aussi, effet boomerang du miroir. Ce livre est un portrait de soi en artiste amoureux, d’un autre, du monde, de l’écriture, d’un rêve qui le tient par l’oreille, qui l’appelle. Admirer, c’est se jurer d’aimer ce rêve, d’être fidèle à la promesse qu’il porte, d’en accueillir la lente gestation. Aimer est à la fois l’expression d’un sentiment et l’annonce d’un programme : Prendre la parole ! – Sur quoi, bon sang ? Le livre d’Arthur Bernard est le récit de la rencontre avec Celui qui fut l’instrument pas tant d’une vocation que d’un choix d’écriture, la voix aphone qu’il a suivie dans les bolges aériennes du métro parisien. Écrire ce rien à dire. Écrire même sur ce rien. Pas de grande œuvre sans Guide souterrain, de Virgile à Joyce. Passant par Dante et par Homère, vous comprendrez comment on glisse d’une œuvre à l’autre. Sans oublier celle de Son maître.

Écrire, c’est créer un espace commun dans la séparation irrémédiable des êtres, des temps, des lieux, et inscrire son nom propre dans une suite sans guillemets ; c’est faire œuvre de copiste indocile, inscrire et triturer, faire bifurquer la tradition, quitte à la rompre, l’envoyer valdinguer dans les décors, pour ainsi et aussi lui imprimer une force nouvelle. Les cuistres citent, et souvent juste ; les faiseurs et les patachons du réel ont la bouche pleine de citations exactes, très souvent de leur cru. À l’opposé, ailleurs surtout, les écrivains volent sans vergogne et sans guillemets. Ils savent d’emblée que leur parole est appelée à rompre et à consolider le Verbe.

Qu’elle s’y ajoute.

L’allusion à Brodsky, dans le début du livre, qui m’a fait sursauter (d’inattendu, et puis de joie), aux Vingt Sonnets à Marie Stuart qui plus est, que nous publierons en novembre, fait plus que signe et sens dans la mesure où l’écriture, la littéraire, est seule à même de mettre sur le même plan, au même moment, des niveaux et des temps différents, comme deux personnes inconnues respirant le même air et au même instant. Écrire, c’est retrouver la simultanéité d’une communauté impossible, pour cela préservée.

Gaby et son maître pratique, avec bonheur pour le lecteur, cette religion du verbe qui troue le temps et reconstruit l’espace. Ce livre, comme bien des livres d’Arthur Bernard, est lui aussi un Livre des morts retraçant le mouvement du voyage des humains hors du Temps, vers un espace où vie et mort se tiennent ensemble. La surface plane d’un livre, même virtuel, est l’unique sépulture dont les âmes ont besoin à présent, devant lesquelles viendront se recueillir et se ressourcer les lecteurs de l’avenir. Et c’est pourquoi, confiant, je chante les larmes et les joies de ce héros fêté par le destin, qui le premier quitta les bords du Rhône pour aller vivre près du métro Glacière.

Gaby et son maître,
d’Arthur Bernard
paraît le 23 août 2013 chez Champ Vallon