Divers

1055.

La profusion me plaît, je me repère très bien, je navigue sans compas. Deux bouts d’index et je termine un livre ; dix doigts, la table du libraire. Un pas,
deux piles ; dix pas, trois tables. J’avale, j’avale, j’avale. Je suis le spécialiste des livres sans auteur, sans titre, sans phrase, auxquels ne manque aucun lecteur. Toute la littérature
contemporaine en temps réel, produite et digérée. Je ne m’en lasse pas.

 

Puis la libraire apporte ma commande et je repars.

 

J’écoutais en même temps le représentant faire l’article à une autre libraire. Des livres, des livres, des livres. Ni l’un ni l’autre n’en avaient lu les premières
lignes, mais l’un et l’autre semblaient s’entendre à demi-mot, la connivence de l’un trouvant écho dans le dédain de l’autre, et vice-versa, dans un duo rodé de tutoiements laineux et d’accords
rauques. Le sort d’une trentaine d’ouvrages fut décidé en moins de temps qu’il ne m’en faut pour feuilleter la pile des nouveautés.

 

– C’est l’histoire d’un type qui perd ses bras. C’est l’histoire d’un écrivain qui s’appelle Mallarmé. C’est le récit d’une histoire vraie où tout est arrivé. C’est
l’histoire d’une femme à qui l’on coupe deux –

 

Pas de panique. Les retours sont sur place.

1054.

Sur le point d’envoyer mon dossier, me revient en mémoire le conseil avisé d’une éditrice, auteure à ses moments, lors d’un salon de poésie (ça réduit les possibles
sans trahir ma voisine) : « Ne comptez pas sur les ventes pour vivre dans l’édition. Faites des demandes de subventions. Ça vous épargnera de passer la journée crispé sur le niveau des
piles. »

 

Une subvention et, du même coup, je règle la question des libraires, des lecteurs, des stocks et des critiques ! Une subvention à l’impression, une centaine
d’exemplaires en vitrine, et puis en route vers le pilon, ce lecteur assidu de pans entiers de la littérature contemporaine.

1053.

J’aimerais croire moi aussi à l’idée que la croissance exponentielle de la pratique artistique détrônera un jour l’économique au point de rendre possible un
monde où l’art prendrait sa place au centre des relations sociales.

 

Ainsi me le rappelle Jean-Claude Pinson, sa Poéthique : « à “l’âge démocratique” (au sens de Tocqueville), la multitude tend à être une multitude
“artiste”. » Je ne suis pas certain du sens à donner aux guillemets, mais je souscris à ce jugement. L’abondance des manuscrits de qualité que je reçois n’est pas un signe ; le nombre ici
fait preuve.

 

Limités aux seuls critères du goût, imprescriptible, imparfait, fantasque, mes choix n’en sont que plus injustes et dérisoires.

 

L’abondance des ressources numériques, par ailleurs, où fictions, poésie, critiques et philosophie entrent frontalement en concurrence avec le contenu des livres
publiés, oblige à envisager la question simplement : sélectionner des textes à imprimer sur du papier a-t-il encore un sens face aux milliers de pages numériques de haute tenue ?

 

L’édition sans éditeurs qui triomphe aujourd’hui n’est pas la création de multinationales avides de gains rapides, mais l’expression de lecteurs de plus en plus
nombreux à être artistes, poètes, écrivains.

 

Nous voilà bien.