Brodsky

1104.

Depuis des mois, le libraire les commandait, sans rien recevoir ; le lecteur contemplait par poignées ses cheveux ; la lectrice brûlait les calories d’un vain désir. Les Vingt sonnets à Marie Stuart de Joseph Brodsky devaient paraître, allaient paraître, finiraient bien par paraître dans l’édition promise, quatre langues, dont deux françaises. Curiosité, aubaine. Mais des ajustements nécessaires attisaient l’impatience. Et toujours rien.

Ils paressaient. Pas pressés justement. Nous avons dû souffler sur quelques braises et puis marcher dessus. Interroger les mânes de Nadeau et Schiffrin. Danser la danse de la persévérance et de la séduction (coup de poing, coup de hanche). Ça marche.

Les voici. Nous vous les livrerons aux derniers jours du mois prochain, janvier 2014, quarante ans après leur rédaction.

 

Vingt sonnets à Marie Stuart. Twenty Sonnets to Mary Queen of Scots. Двадцать сонетов к Марии Стюарт.  Et à nouveau, Vingt sonnets à Marie Stuart. C’est un beau livre. Un très grand livre. C’est aussi un symbole. Les quatre versions seront données en différents parcours, dans un livre au format réversible, deux premières pages de couverture, graphisme sobre.

Nous prévoyons quelques rencontres à Paris et en province. Notre programme prend forme, au rythme lent de notre entêtement. Nous vous en dirons plus, dès que –.

Vingt sonnets, quatre langues, 192 pages, mille exemplaires. Il n’y en aura pas pour tous.

832.

Just a hint.

 

 


 

 

289.

Relisant les Vingt sonnets à Marie Stuart de Joseph Brodsky dans la traduction d’André Markowicz (faute de mannequin russe aux iambes audacieux), il m’a semblé que la poésie était la seule capable, en France, d’égaler cette puissance, en inspiration et en portée, tradition et dépassement, lyrisme et distance ironique, et que l’innovation et les expérimentations littéraires avaient déserté l’espace romanesque, conquis par les digestions dominicales, pour se retirer dans l’aire de la poésie, où la rentabilité économique épargne le public et les éditeurs. On édite de la poésie pour le plaisir d’un beau texte ou d’une belle faillite. L’équilibre du budget vient par hasard. Je suis d’ailleurs surpris qu’aucun éditeur n’ait encore eu l’idée de formater aux goûts majoritaires la production poétique. Quelque chose dans le genre résisterait ?

Outre le texte russe et la traduction anglaise revue par Brodsky, Les Vingt sonnets à Marie Stuart existent en deux traductions françaises, dont l’une aux éditions Gallimard. La traduction de Markowicz, initialement publiée dans la défunte revue Lettre internationale (n° 15, Hiver 1987), n’est pas disponible en volume. J’en possède une copie, faite à partir d’une copie de la photocopie de la revue perdue – samizdat légal, as it were. Il me semble qu’Antoine Jaccottet, directeur des Éditions Le bruit du temps, serait le mieux à même de redonner vie à ce texte en le publiant dans une version trilingue, luxueusement préparée, avec la certitude d’en vendre le nombre nécessaire pour rentabiliser le projet. J’en retiens personnellement vingt exemplaires et je connais un fanatique prêt à semer la terreur chez les libraires pratiquant les retours (les lecteurs généralement suivent les prescriptions). [Depuis ce post de mars 2011, les circonstances et l’état des esprits ayant changé, je me suis mis en tête de publier moi-même ces Vingt sonnets à Marie Stuart dans la belle édition quadrilingue qui s’annonçait déjà dans cette page. Pour que les choses adviennent, il faut les faire : je l’annonce en filigrane aux chanceux qui auront pris le temps de lire cette page : c’est chose faite, après quasiment deux années de lentes et tenaces négociations, les Sonnets de l’admirable Brodsky paraîtront en novembre 2013 aux Doigts dans la prose. J’en donnerai le détail bientôt – ajout du 15 août 2013]

Les Vingt sonnets à Marie Stuart racontent (racontent) une histoire d’amour. Au souvenir d’une femme jadis aimée, Brodsky (car il s’agit du poète et non d’un narrateur masqué) mêle le destin tragique et amoureux de la reine d’Écosse, qu’il semble épouser, auquel il compare le sien, la proximité avec la décapitée lui permettant de prendre ses distances avec le grand amour en allé. Le poème, écrit en 1974, évoque le double exil amoureux et politique vécu par Brodsky. La rêverie prend sa source dans la contemplation, au Jardin du Luxembourg, à Paris, en route vers l’Amérique, de la statue de Marie Stuart (juste à gauche, avant les escaliers conduisant au bassin, en venant du Panthéon).

Je ne connais pas la langue de Brodsky et je recherche toujours des mannequins russes pour me faire la lecture du poème (une heure ou deux, selon enthousiasme). La comparaison des trois textes me conforte dans l’idée vague que la traduction est un art du mouvement, art instable de l’évocation, du tâtonnement génial et de la tentative heureuse, plus que de l’exactitude.

La traduction de Markowicz prend le parti de déplacer les effets prosodiques afin de donner une impression générale des tonalités et des genres, du lexique et des rythmes. Il est certain, à la lecture de la version anglaise revue par Brodsky, que Markowicz force le trait, s’implique et s’imprime dans sa transe-duction, et qu’il nous donne un texte d’André Brodsky au moins autant que de Joseph Markowicz.

Au fond est-ce un problème si le génie préside à la transaction ? Malgré le talent des autres traductions françaises, plus classiques, belles et utiles, le texte de Markowicz ajoute un chef-d’œuvre de plus à la littérature mondiale (on se passera finalement des mannequins russes ).

 

Version 1 du poème XIV

 

L’amour de loin c’est de l’amour, mais loin
c’est loin. Plus le granit vous en impose
plus on ressent le manquement des roses
chantables d’un vrai corps de femme. Foin
des joies d’amour, dorénavant forcloses,
car de déduit pour une pierre – point.
Et la passion aux bras shivesques joints
ne peut pour ton jupon que pas grand-chose.

 

Non parce que tant d’eau et tant de sang
nous tiennent séparés, Mary, mais parce
que c’est pénible de coucher sans toi,
j’érigerai du verre bénissant,
non de la pierre, car tu la transperces
des yeux, et c’est l’adieu ta seule loi.

Texte français d’André Markowicz

 

Version 2 du poème XIV

 

L’amour est bien plus fort que la séparation,
mais la séparation plus que l’amour durable.
Plus la pierre sculptée offre de séduction,
plus l’absence de chair sous nos doigts est palpable.
Lever les pieds au ciel, tu n’en es pas capable,
car tu es de granit, tourment sans rémission.
Malgré six bras, comme Shiva, nulle passion
ne peut lever ta jupe, et c’est bien regrettable !
Tant d’eau a pu couler ainsi que tant de sang
(si c’était du sang bleu !), qu’importe en ce moment :
l’angoisse encor m’étreint de ce qui nous éloigne
et je t’aurais sculptée en verre transparent
plutôt qu’en ce granit afin que tu témoignes
d’un regard qui te perce en adieu déchirant.

Texte français de Claude Ernoult,

in Joseph Brodsky, Poèmes 1961-1987, Gallimard, 1988, p.162

 

Version 3 du poème XIV

 

Love is more powerful than separation, but
the latter is more lasting. Plus, the greater
the statue, the more palpably it ain’t her.
Her voice, her wits, smell, finally, are cut
off. While one blames it on the granite that
you won’t kick up your legs to starry heights, for
so many fingers’ failure to decipher
your petticoats, one has to punish but
one’s awkward self. It’s not ’cause so much blood
and so much water – equally blue –
have flown under the bridge, but since the brass
bed screams at night under a lonely lad,
I’d have erected, too, a stone for you,
but I would cut it in transparent glass.

Texte anglais de Peter France et l’auteur,

in Joseph Brodsky, To Urania, The Noonday Press,1992, p. 24