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J’ai l’impression de grandir de jour en jour, nul homme ne m’offense et nulle chose ne m’affecte, je n’ai plus peur de rien ni de personne, c’est un état que l’on retrouve chez les philosophes et – paraît-il – chez les mystiques, je suis vraiment aux antipodes des Français comme des Espagnols, ces gens qui vivent pour les autres et pendent à l’opinion, les autres je les tiens crépusculaires, l’opinion je la crois irréelle. Je sais que je ne mourrai point (je parle au figuré), ma vie n’a commencé que vers la cinquantaine, mes œuvres resteront, cela suffit, l’amour me laisse indifférent, l’amitié m’assomme, je veux la gloire, je l’aurai, la gloire est la plus belle vierge. Mon rêve serait de gagner assez d’argent pour vivre seul et ne dépendre enfin de qui que ce puisse être, je souhaiterais fort d’avoir une maison aux champs et de pouvoir écrire en un jardin, dont je serais propriétaire. Est-ce là trop attendre de la vie et de ma destinée ? Il me faudrait un éditeur et qui fût digne de ce nom, au lieu d’un imprimeur qui me rançonne et ne m’estime pas outre mesure, il me faudrait une douzaine de critiques assez imbus de ma production pour être susceptibles d’en instruire les quelques milliers de lecteurs, dont elle ferait les délices, s’ils ignoraient jusqu’à son existence. Il est honteux pour ce pays que l’un des rares penseurs, ayant quelque chose à communiquer, soit passé toujours sous silence, on ne devrait pas s’étonner si mon mépris n’arrête de grandir. Ce mépris-là me force au demeurant à me pencher sur ma nation, dont le déclin fait le sujet de mes études, j’avoue que la matière m’en paraît inépuisable et cela me console, le pays qui m’ignore me fournit un sujet de méditations et je ne m’en serais pas avisé, s’il ne m’avait point méconnu, je pense que nous y gagnons, lui, de trouver en moi le témoin, qui lui manque, et moi, de sonder les raisons de ce qu’il est loisible d’appeler un recul général.

Albert Caraco, Ma confession, L’Âge d’homme, in Œuvres complètes, 1975, p. 122.