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Le retour en force de la narration grammaticale (sujet, lieux, personnages) dans l’espace littéraire se fait dans le temps même où la poussée conservatrice actuelle
semble motivée par la volonté de dire la réalité et le vrai du monde au moyen d’une syntaxe organisée selon le bon goût commun.

 

– C’est faire dérailler le réalisme de manière grossière, se dit D. M. in petto, forçant les rails à se croiser.

 

Il n’empêche que la résurgence des discours xénophobes dans l’espace politique français s’opère sous le couvert d’une réalité dont il faudrait
débattre ou rendre compte toutes affaires cessantes. Autrefois l’apanage de l’extrême droite, les petites phrases du « parler vrai » construisent désormais les grandes
lignes de notre politique du moment.

 

Mais comment faire dérailler cet ordre apaisé et apaisant de la syntaxe commune qui se déploie en politique et en littérature (« les bons petits romans
grammaticaux » + « les bons petits débats nationaux ») ?

 

Il est devenu aujourd’hui normal de discuter les propositions de l’extrême droite au nom de ce système commun de valeurs que la langue résume par les
vocables
ready-made de démocratie, débat, liberté d’expression, respect.

 

Je crois, moi, urgent d’interdire le port du casque à pointe dans les hémicycles de la république, en forçant les comparaisons si besoin est.

 

Le succès en son temps de la nouvelle de Pavloff, Matin brun, signale, à plus de dix ans de distance, l’échec des positions qui se limitent à renverser les
propositions adverses dans une partie de ping-pong inlassablement renouvelée, à l’image du débat politique.

 

« Toujours du truc dans l’anti-truc », écrit Bernard Noël, dans L’Outrage aux mots, in Œuvres II, P.O.L., 2011, p. 35.

 

Notre réalité insaisissable mériterait une littérature du déraillement, des mots comme des courts-circuits – paf ! – faire sauter les plombs, fondre les
sens.

 

« La liberté d’expression est évidemment dépendante de l’état de la langue. Apparemment, je peux dire ce que je veux, mais en réalité je ne peux le faire que
dans les limites de cet état – » (30)

 

 « Enterrez la syntaxe, camarades, elle pue ! D’accord, mais on fait des phrases quand même. Et allez donc parler sans enfiler un sujet, un verbe,
etc. » (31)

 

« Une littérature réaliste, ce serait quoi ? Les procès-verbaux, il y a des flics pour ça. Ou bien dressons les procès-verbaux qu’on ne dresse jamais.
Disons comment on fait parler. Comment on parle. La réalité fout le camp au même train que la minute. Voici des mots sur du papier, c’est la seule réalité entre nous. Tout le reste, illusion, et
l’illusion censure, elle aussi. On n’écrit pas pour fixer : on écrit pour superposer de la dérive à l’universelle dérive. Et merde pour le message, d’ailleurs le message est une tentative de
censure puisqu’il vise à imposer une vérité. Le signifié, c’est l’odeur du charnier mental, le fumet de la décomposition. » (32-33)

 

« J’écris contre le sens, et j’écris pour produire un sens. » (34)

 

« Pas question de s’exprimer – exprimer quoi ? Mais l’on peut créer, c’est-à-dire jouer. » (36)

 

Bon 12 mai.