Albert Caraco

811.

J’ai l’impression de grandir de jour en jour, nul homme ne m’offense et nulle chose ne m’affecte, je n’ai plus peur de rien ni de personne, c’est un état que l’on retrouve chez les philosophes et – paraît-il – chez les mystiques, je suis vraiment aux antipodes des Français comme des Espagnols, ces gens qui vivent pour les autres et pendent à l’opinion, les autres je les tiens crépusculaires, l’opinion je la crois irréelle. Je sais que je ne mourrai point (je parle au figuré), ma vie n’a commencé que vers la cinquantaine, mes œuvres resteront, cela suffit, l’amour me laisse indifférent, l’amitié m’assomme, je veux la gloire, je l’aurai, la gloire est la plus belle vierge. Mon rêve serait de gagner assez d’argent pour vivre seul et ne dépendre enfin de qui que ce puisse être, je souhaiterais fort d’avoir une maison aux champs et de pouvoir écrire en un jardin, dont je serais propriétaire. Est-ce là trop attendre de la vie et de ma destinée ? Il me faudrait un éditeur et qui fût digne de ce nom, au lieu d’un imprimeur qui me rançonne et ne m’estime pas outre mesure, il me faudrait une douzaine de critiques assez imbus de ma production pour être susceptibles d’en instruire les quelques milliers de lecteurs, dont elle ferait les délices, s’ils ignoraient jusqu’à son existence. Il est honteux pour ce pays que l’un des rares penseurs, ayant quelque chose à communiquer, soit passé toujours sous silence, on ne devrait pas s’étonner si mon mépris n’arrête de grandir. Ce mépris-là me force au demeurant à me pencher sur ma nation, dont le déclin fait le sujet de mes études, j’avoue que la matière m’en paraît inépuisable et cela me console, le pays qui m’ignore me fournit un sujet de méditations et je ne m’en serais pas avisé, s’il ne m’avait point méconnu, je pense que nous y gagnons, lui, de trouver en moi le témoin, qui lui manque, et moi, de sonder les raisons de ce qu’il est loisible d’appeler un recul général.

Albert Caraco, Ma confession, L’Âge d’homme, in Œuvres complètes, 1975, p. 122.


806.

Heureux les chastes ! Heureux les stériles !

 

La noirceur d’Albert Caraco possède un côté farce. Seule notre époque pacifiée par la technique et les livres de Jean Echenoz appelle sagesse les outrances d’Alceste, personnage comique.

Lisant le mince grand livre Post mortem d’Albert Caraco, publié en septembre chez L’Âge d’homme, je me suis retrouvé à aimer un livre dont la pensée me semble en tout point absurde et surpris à rire des outrances magnifiques de ce bilieux tranquille.

Les êtres nobles aiment rarement la vie (…) Seigneur ! épargnez-nous de ressembler aux larves ! (28)

Le développement de cette vignette, l’une des 111 qui composent ce livre digne de laisser le lait déborder sur le feu et brûler la maison tandis que les enfants basculent dans la piscine, propose un exemple de cette tranquillité furieuse de l’écriture qui dégonde à chaque ligne la pensée au point de la rendre inutilisable. La maxime s’alimente alors au fuel de la condamnation, et le fou rire emporte la machine délirante. Passé le moment de stupeur, courez quand même repêcher les enfants. Le préfacier du livre, lui-même hors de ses gonds, en donne une illustration congruente à la situation de son modèle.

Ce livre hommage à Madame Mère est sans ambiguité. Cette mère est la femme de sa vie stérile. Le livre est son tombeau et son éternité, à lui autant qu’à elle. 

Madame Mère et moi, nous vivions ensemble et si, durant le temps de mes études, nous fûmes séparés, nous réparâmes ce divorce et nous ne nous quittâmes plus, on ne nous voyait jamais l’un sans l’autre et l’on s’en offensait ou s’en gaussait. (76)

Le livre déploie toute sa puissance en déréalisant le quotidien de la vie, auquel l’auteur revient sans cesse dans un mouvement d’oscillation. Le monde concret surgit au cœur d’une syntaxe éthérée pour s’abolir dans la négation immédiate de l’existence, affirmée avec tant de force ou de détachement qu’elle instille une incertitude féconde. L’écriture en devient troublante, la pensée souple en ses ressassements ; la vie abonde malgré la déshydratation d’une émotion partout présente. 

Elle m’a dégoûté de toutes les tendresses à m’accabler de ses embrassements et dès avant le milieu de ma vie je ne voulais plus être baisé de personne, je suis gavé jusqu’à la mort de procédés aimables, je suis rassasié de mignardises, c’est une force et je l’en remercie, je n’irai pas mendier les caresses, à l’instar de tant d’hommes mal aimés qu’une ombre de sourire amorce. (65)