Girard

1128. Stark Beauty

La chasse au Stark

Votre libraire, homme-femme de goût, vous aura signalé en octobre 2012 Othon et les sirènes, le petit livre de Pierre Girard, un nom à défier dans les yeux la postérité.

– Mon libraire ?

Ou à défaut, votre fidélité à Éric Chevillard, dont L’Arbre vengeur, vous le savez, publie aussi depuis sept ans L’Autofictif, en même temps qu’il exhume des écrivains sur lesquels pèse une tombe de moins en moins fleurie.

– Sept ans !

Si vous avez raté Othon et les sirènes, commandez-le à l’occasion de cette parution nouvelle d’un nouveau livre de Pierre Girard, Monsieur Stark. Deux livres, une fête.

« Quel égoïsme nous fermait les yeux devant l’écarlate rondeur du fromage de Hollande ! »

Mon enthousiasme depuis Othon (et, à L’Âge d’Homme, Connaissez mieux le cœur des femmes) ne faiblit pas, à peine dans son ajustement à la froideur plus nette, inaperçue à ma première lecture, d’un écrivain qui travaille la forme comme un récit et le récit comme une forme, parfaitement dessinée, chacun des courts chapitres constituant l’étape précise d’une démonstration. Les phrases alors ondulent en liberté dans le cadre du récit.

Othon portait au cœur du livre et du lecteur les prénoms d’Anaïs et de Christophora, la Persane et la Byzantine, promesse d’un double apprentissage possible du romanesque et de la sensualité, dont personnages et lecteurs profiteraient ensemble, ceux-ci s’offrant à la caresse de ceux-là, en mots et en espoirs permis puisque irréels.

Monsieur Stark réenchante l’expérience en contant la physique des corps qui s’attirent alors que se prépare puis éclate une Révolution : un homme rangé s’attache à un oiseau, tsipor, que le prénom de Séphora, la Juive, incarne pour l’occasion, rondeurs blondes, creux des aisselles compris, d’une femme offerte aux rêveries que l’écrivain lui prête, comme le lecteur aux charmes de sa prose volatile. À ceux auxquels importe un récit construit, disons que l’histoire de M. Stark et de Séphora se complique du fait que les deux personnages s’aiment d’une passion que leur situation dans la fiction rend quasi clandestine. Le romanesque se développe ensuite au fil d’une rêverie tirée des fantaisies érotiques d’un homme qui s’éveille à ses désirs et juge sa vie passée. Entre les récits « gazés » de Sade et les méandres surréels des écrits de Maurice Fourré (que réédite aussi L’Arbre vengeur), il me semble possible de faire une place clignotante à l’œuvre de Pierre Girard.

« Les écharpes glissèrent comme des arguments vaincus. »

Lisant ses livres longtemps après la mort ou la disparition du monde dont ils s’inspirent, le référent, systématiquement voilé, s’absente, rendant possible – moins coupable, presque permise – une forme d’assouvissement littéraire du désir. L’histoire en train de se faire, celle des mœurs ou des transformations politiques, s’inscrit dans ce récit en rumeur persistante mais lointaine ; l’apocalypse prend la forme d’une révélation implacable et soudaine ; l’allusif y devient le signe d’une attention précise aux conditions d’existence d’un monde immuable (le désir, le pouvoir, l’argent). Nulle analyse politique dans ce récit : la relation à l’événement reste hautaine et distante, mais le romancier proche des passions humaines. Les récits de Pierre Girard s’alimentent ainsi au trouble de ses lecteurs, sommés d’abandonner le monde aux contours vagues que l’écrivain estompe encore. La fiction devient réel ; le réel rêverie ; le lecteur personnage.

« Chacun reprit sa personnalité, comme on regagne sa guérite. »

Comme dans Othon, Monsieur Stark module en courts moments l’éveil d’un personnage à soi-même, rompant avec la règle de la morale ou du travail. Cette rupture est aussi un rappel des ressources imprévues de la littérature bourgeoise dont Pierre Girard maîtrise les codes jusqu’aux clichés afin de les dynamiter (le stéréotype de la sensualité juive se teinte, dans le chapitre d’ouverture, d’une tendresse stylistique, définition possible de l’exotisme, et d’un humour absurde). Pierre Girard échappe par cette porte au sort que la postérité a réservé à notre Duhamel et, sans doute, à ce Giraudoux qu’il admirait (deux noms impitoyablement soulignés par les correcteurs orthographiques modernes).

« Assis entre la neigeuse Esther Salomonsohn et la tropicale Sara Goldenberg, il surveillait la marche circulaire du homard. »

J’aime surtout l’écriture de Pierre Girard, qui se reconnaît à sa liberté, son lyrisme distancié, son recours au non-sens. Adepte de la précision flottante, l’écrivain pousse le mot hors de la coquille du sens, le langage y retrouve un nouvel élan, la littérature une voix enfin capable de se dire et de se dédire, d’affirmer la prééminence du récit dans le même temps où l’écriture en montre les limites.

« La place des adjectifs indiquait des caresses contenues. »

 

804.

Peu de phrases savent emporter l’adhésion insurrectionnelle du lecteur. Combien de livres au goût d’intrigue lui faudra-t-il boire de travers avant d’agiter son petit drapeau noir ?

« Le ciel n’existait plus qu’au cinéma. »

Nos ravissements sont sans limites parce qu’ils sont sans définition. Untel s’ennuie au livre qui nous enchante ; Telautre s’enchante du livre qui nous ennuie. Le malentendu est la matière de nos échanges sur la littérature. Il en est même la condition indispensable afin que la colère emporte nos cœurs et qu’enfin ils tique-taquent. La tentation est forte chez les lettrés de réduire le lecteur à ses lectures, l’écrivain à ses livres. Nos goûts de chiottes pourtant sentent en même temps la brise marine. Philinte est plus lucide que son ami, même si les ridicules d’Alceste me sont aussi précieux que mes vieilles toux. La pensée que nous serions la somme de nos lectures est rassurante, mais fausse. L’humanité survivra aux mauvais livres. La taie dans l’œil n’empêche pas de voir. La lecture, comme la beauté, est intérieure à soi.

« On le voyait lancer sa fourchette dans le flanc des dindes comme un harpon. »

Accords et désaccords sur la chose littéraire tracent un cercle limité à des habitudes. Nos manques de curiosité nous tiennent lieu de critères infaillibles. Nous choisissons de découvrir l’inépuisable à même notre goût fatigué. Nos appétits ethnocentriques, du coup, donnent au texte inédit la saveur du cyanure. Il faut alors beaucoup de temps à la tribu pour digérer ce qu’elle ne connaît pas. Autant de grimaces.

« – J’adore ces histoires auxquelles on ne comprend rien. Encore ! »

Le lien que le récit rompt de plus en plus souvent avec l’écriture est pour moi la cause de nombreuses déconvenues. Ce sera un jour l’occasion d’une découverte. En attendant, me dis-je, à quoi bon le fil d’un récit sans l’écriture pour le tisser ? La vie est dans la vie et vice-versa. Quel intérêt ? J’y suis et bien planté. La matière de la vie échappera à la vie à condition d’une écriture pour la sortir de la tautologie.

« Le lendemain soir, le douanier français traçait à la craie, sur la valise de Christophora et sur la mienne, le signe de l’infini, qui donne accès à la France. »

Ce petit livre d’un écrivain que je découvre grâce à L’Arbre vengeur est plus qu’un livre. C’est la promesse tenue d’un moment de lecture enchantée que je rapporte au seul mérite de l’écriture et de sa liberté. Merci à L’Arbre et à ses branches. Je connais peu d’écrivains vivants capables de laisser filer ainsi le récit, risquer l’effilochage, au point de ne devoir compter que sur la curieuse folie d’un lecteur de traverse. Le suicidaire est sur la bonne voie. Le monde a besoin d’être prévisible pour être vivable. Un livre perd en intensité ce qu’il gagne en définition. Othon et les sirènes de Pierre Girard raconte cette indétermination heureuse d’un monde où le flanc de la dinde trottine sur les jambes nues de la mélancolie.

« Trouverais-je une autre femme avec qui lire Dickens en pleurant et en buvant du punch ? Notre amour était tranquille, sans fleurs, sans passion, sans désespoir, celui qui débute par l’achat, à deux, d’une lampe à alcool. »

L’Arbre vengeur réédite en même temps Ceux du trimard, de Marc Stéphane, idée géniale dont j’aime à penser qu’elle vient de moi.

« Je ronchonne : mes burnes ! – Ben parlons-en, qu’elle fait : elles sont fraîches. »