Laurent Albarracin

807.

Répétons le langage à défaut du réel.

Dans le martèlement on entend le martèlement du martèlement (…)

(Le feu brûle, 63)

La poésie est condamnée à l’évidence. Au fondement des livres de Laurent Albarracin, la tautologie efface le monde, le gomme par anticipation, excès, surcroît, déluge, pour rejouer la comédie de la naissance toujours première du monde, rebonds, répétitions : ballon rond, le réel !

Les choses sont les lettres de l’envers, les cratères bombés de la désignation, sont le panneau des aubes, la gifle et la girouette, le fusil d’épaule, sont à peu près tout et sa manivelle.

(Le feu brûle, 74)

C’est à cette évidence qu’il faudra nous chauffer, plus qu’au réel du feu ou à sa broche. Le feu brûle déplie cette possibilité d’un feu de papier. À quel degré d’incandescence la littérature s’enflamme-t-elle ? À quelle langue de feu ?

L’eau dans l’eau est un filet jeté qui reviendrait bredouille même de ses mailles. (Le feu brûle, 28).

La poésie de Laurent Albarracin est façonnée par le registre toupie de la langue. Ennemie de la représentation, elle passe les choses aux rotatives du langage et les imprime débarrassées de leurs désignations, lavées à blanc. Pourtant la gangue des choses est dans les mots et non autour ; elle est dans leur usage commun. La poésie cherche à les retourner, envers endroit envers endroit, le mot la chose. Le vers retourne le langage et fait retour vers lui. Ce mouvement réalise le poème.

L’oiseau est un goitre à son chant
La rivière est la boue de sa source.

(Le Secret secret, 42)

Le langage et la poésie s’épurent en se ravalant. L’analogie accouche aux forceps de la répétition, directe ou indirecte. Le poète fait rendre goître aux mots.

Dans « brûlure » la brûlure brûle de brûler, gronde et coule ensemble, étire infiniment la brûlure qui fume comme un brûle-gueule à la gueule de « brûlure ».

(Le feu brûle, 60)

La matière brute cherche à s’abstraire par la désignation mais renaît de se nommer sans cesse. La poésie est cette nomination qui fait retour et, retournée, redevient matière brute. De là, chez le lecteur, la sensation très forte d’une poésie naissant de son propre entraînement. Le langage est une manivelle que rien n’épuise, pas même son retour.

L’habit de la chaise
drossé sur la chaise
épuisé, famélique, élimé
fait la chaise

(Le Secret secret, 86)

La qualité humoristique est incidente. La répétition appelle le calembour, mais pour le déjouer. Vidé de sa substance humoristique, il est récupéré au niveau strict de la désignation, qui s’abolit dans sa définition (Le chou est un chou fait chou, p.21). C’est gagner sur les deux tableaux de la poésie et du prosaïsme :

De quoi l’entaille est-elle l’appeau ?

(Le feu brûle, 29)

La roue est une meule légère
qui réussit l’absolue farine
de ne rien broyer.

(Le Secret secret, 19)

La poésie de Laurent Albarracin, découverte l’année dernière avec bonheur, est hermétique et limpide. Elle me semble marquée par deux influences, conscientes ou non: celles de Celan et de Magritte. Du second, Le secret secret, paru en mai chez Flammarion, illustre en ouverture Le sourire du diable et, plus généralement, le parti pris de la figuration clairement énigmatique du peintre ; dans Les armes découvertes, troisième partie du précédent recueil, l’hyper-représentation, d’objets ou d’animaux, est piégée par les effets de la désignation qui conduit à abstraire la forme concrète du monde dont l’homme, rarement nommé, me semble être le dédicataire (un pêcheur accroché à son âme comme à un hameçon apparaît à la page 62). Un abécédaire hébraïque, énigmatique de prime abord, ouvre l’inspiration aux sources de l’herméneutique juive et à la métaphysique, chaque lettre correspondant à l’initial de l’un ou des deux mots du vers  [curieusement, l’alphabet comporte un oubli (le noun) et deux coquilles ; je suis moins familier de la métaphysique] :

(…)

ב  la maison contient le monde      [b : beit (maison) /  בית]

ג  et le monde est errance                [g : gola (errance) /  גולה]

ד  le chemin est une porte étalée    [d : dérekh (chemin) /  דרך +  délèt (porte) / דלת]

(…)

( Le Secret secret, 27)

De même, la poésie ouvre des portes dans le langage et dans la poésie, qui est langage et porte. Elle s’ouvre à elle-même et par elle-même. C’est la qualité inépuisable de cette poésie d’une rare puissance dans la production actuelle :

Lorsqu’on franchit une porte
que fait-on sinon
ne pas franchir une porte
rester devant une porte
répéter ce geste
de ne pas franchir une porte
et ne jamais faire
qu’ouvrir un livre
dans un mur.

(Le Secret secret, 18)