Indépendance

1354. Ninnananna di Toscana

C’est en feuilletant un recueil de poèmes de Iosif Brodskij, traduits par Giovanni Buttafava, éditions Adelphi, que j’ai découvert le joli mot Ninnananna  – Berceuse du Cape Cod. L’ouvrage était placé en facing, comme disent les libraires, afin d’accélérer l’acte de prédation du lecteur hésitant. Je n’ai pas hésité.  Littérature bilingue oblige, dans deux langues que je ne comprends pas. J’étais en vacances, à l’affût, dans la rue et dans les rayons. À Florence, la beauté sort des shorts arrondis et tirés à l’extrême limite de la vision, rien du burkinini objet de leur ressentiment déçu (le cul des femmes est plus que jamais un espace politique). Comme les publications de poésie.

Brodskij Poesie 2

Brodskij en facing sur ma table de jardin

À Florence, la librairie Feltrinelli a deux points de vente. L’un à la gare, l’autre au centre, à deux pas. Fondée par un éditeur d’avant-garde dans les années 50, si je ne dis pas de connerie, l’enseigne semble aujourd’hui constituée d’un réseau de librairies-snacks, disséminées dans le pays. Une sorte de Fnac à laquelle manqueraient les aspirateurs. Feltrinelli est l’éditeur italien de Foucault et Beigbeder. Ça se perçoit dans la vitrine. C’est visible dès l’entrée. Courage, lecteur ! La seule manière de passer outre à tes premières impressions = le rayon poésie. Lui ne ment pas.

Il m’a paru fourni malgré sa modestie spatiale (1m 50 de haut sur 3 de large). J’ai pris mon temps. En vacances, légitimement je vaque. J’ai constaté à même les rayons, courant de l’une à l’autre des boutiques, ce qui nous manque. Les voyages forcent les comparaisons.

De haut en bas, debout, plié, à quatre pattes, j’ai tâté un à un les volumes, dépoussiéré les rayons : du solide, du bilingue, des auteurs rêvés au grand complet, des éternels regrets en attente de réimpression, des inconnus, des inconnues, des livres quoi ! – étonnement dont je me remets lentement (+ rhumatismes aigus).

Tout Celan en un volume bilingue relié, Tout Szymborska en gros volume bilingue de poche, Tout Rilke relié bilingue, Tout Tzara en un volume bilingue, Tout Montale relié façon Pléiade, Ungaretti, Amelia Rosseli, Caproni, Tutti, etc. (Tout Houellebecq aussi).

Povero me ! + Tout Ovide (latin /italien), Homère, etc. Mama mia !

Montale en gloire

Montale en majesté

Avant de partir pour l’Italie, j’avais cherché à compléter mon Montale de poche par les 8 ou 9 volumes bilingues jadis publiés par Gallimard. Indisponibles pour la plupart. Ungaretti, même dépit, du dépareillé d’occase. Incidemment, Fayard n’a pas réimprimé les deux volumes bilingues sortis depuis l’attribution du prix Nobel à Szymborska en 1996.

En Italie, vingt ans de Berlusconisme ont rendu accessibles dans une gare de province en éditions bilingues les grandes œuvres de la poésie européenne. En France, vingt ans de socialisme culturel garantissent à tout lecteur désormais citoyen et Charlie l’achat des œuvres français-français de Mathias Enard et de Maylis de. (Figurez-vous cela : chez Einaudi, les petits volumes de poésie du monde entier, près de 400, sont tous – quasiment tous – cousus.) Le monoglottisme, olympique et français, nous rend invisible la réalité de notre inculture. Pas besoin d’un burkini pour l’occulter.

Apprendre l'italien

Je me déshabille en Gucci

Le lecteur de poésie aura plus vite fait d’apprendre l’italien (l’allemand, le polonais, le russe) que d’attendre la traduction des œuvres complètes de tel ou tel Qui-ça plus ou moins lauréat d’un prix Nokia.

J’ai préféré acheter sans attendre les petits volumes italiens. Puis me suis mis à mes nouvelles rosettes.

Poesia italiana

Mon petit lot de poésie italienne en langue inintelligible

J’avais écrit en mai dernier aux éditions Fayard pour demander où en était la réimpression de Szymborska (Alors, ça vient ?) – Pas de réponse. Un lecteur ne compte pas. Les éditeurs sont occupés à construire pour la galerie, avec des libraires épuisés, l’illusion d’un système de diffusion indépendant. Soumises à la chaîne du livre, on se demande de qui les librairies sont aujourd’hui indépendantes. À la Sodis (Gallimard), le paiement des factures est dû à 30 jours quand un livre de poésie met parfois un ou deux ans à trouver son lecteur. Le choix du libraire indépendant est vite fait. Visez un peu ici l’indépendance des librairies indépendantes qui ont reçu le petit bleu indépendant. À quoi bon des textes, quand nous avons des prix ?

Au fond, on s’en fout un peu. Installé dans notre jardin babylonien, notre rentrée est déjà fête. En septembre paraîtra en anglais le maître opus d’Arno Schmidt, Zettel’s Traum := Bottom’s Dream grâce aux soins de John E. Wood. bottoms-dream_arno-schmidt2Les amateurs s’en impatientent depuis plusieurs années. Peu de cas en France et en français (on prend Rayas Richa, pseudo levantintin de Claro Iconodoule, pour l’inventeur d’une langue – Les Visiteurs 3).

L’année passée, Nadeau avait réimprimé Soir bordé d’or, manquant depuis vingt ans au catalogue de l’éditeur. Schmidt, c’est quelque chose comme Joyce et Beckett, en langue allemande. Rien de la préciosité rare ou du snobisme psychotique en vigueur Place Saint-Supplice, chaque mois de juin. Je parle ici de l’équivalent littéraire de la tour (un peu) penchée de Pise et de la relève de l’avant-Garde. Tiré à 500 exemplaires, le livre a trouvé 82 acheteurs en un an, selon des sources fiables mais secrètes. Pour que Mathias et Maylis puissent exister, il faut que Schmidt d’une certaine façon reste invisible, voire illisible. Tous les ajustements intermédiaires sont évidemment possibles pour rendre plus exacte la mesure de ce jugement personnel. Les journaux à ma connaissance n’en ont pas parlé (Le Matricule d’aisance peut-être ?). Ptyx y a fait allusion.Nobodaddy's Children

Voici un autre signe étonnant de l’incurie de l’édition française, que l’on décrit active, curieuse, exemplaire. En relisant partiellement Brand’s Haide en anglais, faute de la disponibilité du texte en français, je me suis arrêté sur un point de détail : Brand’s Haide fait partie avec Miroirs noirs et Scènes de la vie d’un faune d’une série intitulée en allemand Nobodaddy’s Kinder. Les éditions françaises = pas flute, pas mot. Rien chez Tristram, rien dans les préfaces, rien dans les postfaces. Tu peux le retourner dans tous les sens. Malone Meurt. Molloy Innommable. La série a pourtant été conçue par Arno Schmidt, après tours et détours, comme une trilogie : la vie ordinaire sous le nazisme (Scène de la vie d’un faune) ; l’après-guerre et les aspirations à une vie nouvelle (Brand’s Haide) et la vie dans un futur apocalyptique (Miroirs noirs). La cohérence est formellement voulue. Selon le principe que la sécurité est l’affaire de tous, les éditeurs français restent muets jusqu’à l’indécence. Que le lecteur digère en paix ! J’imagine aussi des questions insolubles de droits dont le lecteur grand enfant n’a pas à être informé. (La cigarette de Malraux, la pipe de Sartre, le Journal indigeste de Maurice Garçon.)

Vraiment. On s’en fout. Un peu. Il nous reste la poésie en langue inintelligible – origéniale celle-là.

Toi aussi, après avoir acheté ton chapelet de patience multilingue, répète après le poète (con furia) :

« Un gatto piú un gatto fa due gatti »

Giovanni Raboni 1

Giovanni Raboni / Une histoire de gatto…

Ungaretti Poesie 2

Ungaretti Poesie / Italia

Ungaretti Poesie 1

Ungaretti Poesie / Natale

 

– Qui lit en Italie ? – Réponse de Montale : Les gens pourvus d’une grande échelle.

 

 


 

1348. Ouvre-moi la porte, Arnaud !

Petit numéro de claquettes Grand-Guignol sur France Culture, hier au soir, dans l’émission du parfumeur Arnaud Laporte (le ton, la voix, les choix, la mesure, la cadence, tout dans cette émulsion est fragrance et vapeur distinguées).

Au programme du 23 octobre, l’increvable Joyce Carol Oates.

À la minute 29, couplée à la 13e seconde, le moment vient de parler de 111 d’Olivier Demangel. Daniel Martin déroule son bavardage promotionnel du livre, appelé, nous dit-il, à séduire les grands lecteurs et les adolescents férus de science-fiction (on ratisse large, puis on ratonne). Jusque là, rien à dire. La Dispute suit son cours mol et quiet.

Ma femme l’écoute dans sa voiture, en revenant de sa leçon d’équitation (le saut d’obstacles et le dressage de l’étalon). Après l’effort, ça la relaxe et parfume sa Skoda. Elle me raconte ensuite l’échange.

Trois minutes de promo, puis intervient Arnaud Laporte :

– Ben oui, avec tout ce que vous venez de nous dire, Daniel Martin, on n’a qu’une envie, c’est de lire 111 d’Olivier Demangel, aux éditions La Fanfare [32:30]. Le livre est beau, en plus…

– …le livre est très beau…

– … simple et beau…

– Alors… ne me…, reprend Daniel Martin, …ne me demandez pas… euh… [32:27] …quelles sont les éditions de La Fanfare…euh… parce queuh [32:29] …j’trouve le nom assez beau aussi… Je ne sais pas qui est derrière …

– Eh ben, c’est très bien…, enchaîne Arnaud Laporte. Voilà une nouvelle maiz-d’édi… [32:43] …enfin, pour nous, dans cette émission, une nouvelle maison d’édition que l’on salue, d’autant pluss-euh… avec toutes les qualités que vous venez d’énumérer pour ce texte [accent tonique]– Un temps. Alors, voici une maison d’édition que l’on connaît un peu mieux a priori, ce sont les éditions du Seuil…

Suit le nième livre d’un autre increvable en service recommandé : William Boyd. Les CSP+ en auront pour leur groin.

Quelques minutes plus tôt [27:46] – le tempo est le moteur du succès médiatique –, Daniel Martin lançait un couplet d’auto-moto satisfaction :

– … je trouve, au fond, que cette chaîne France Culture a… a ça d’admirable, c’est qu’elle laisse la parole à beaucoup d’intellectuels qui font un véritable travail et qui ont une pensée, et [27:55] qui se limitent à leur champ, et [27:57] c’est agréable d’écouter cette chaîne, et [28:00] c’est enrichissant aussi parce qu’on entend ces gens qui ne sont pas forcément des gens [28:03] dont on connaît parfaitement le nom, la carrière et [28:04] tout ça, mais qui sont…euh… [28:07] …importants par leur pensée – voilà. Me semble-t-il.

– On est d’accord là-dessus, pour cette défense de notre chaîne… On entend aussi Michel Onfray, on entend Alain Finkielkraut, bien sûr, très-très régulièrement… aloreuh… votre rédac-chef n’a pas eu son Astérix ?

Bilan des courses promotionnelles : l’auditeur a compris que la Dispute est un espace de discussion ouvert à tous les intellectuels « qui ont une pensée, et [27:55] indépendamment de leur parcours ». Les éditions de La Fanfare, que personne ne connaît dans le studio, illustreront ce principe (quasi étique) quelques minutes plus tard. On aime un livre sur France Culture et on en parle immédiatement sans même se rencarder ! Les éléments du sketch sont en place, Babar et Casimir sont prêts : sur France Culture, les journalistes lisent tous les livres des grandes et des petites maisons, et retiennent les plus « importants par la pensée ». Peu importe les parcours, on ne se soucie pas des noms. La pensée, la pensée, la pensée ! [L’émission peut être réécoutée ici.]

Quand j’ai découvert le nom de Jacques Binsztok derrière cette nouvelle aventure folklorique (tambour et cuivres rétamés), j’ai mieux compris leur bafouillis de chattemite.

Entré dans la carrière dans les années 70, JBZ est un ancien de toutes les maisons d’édition qui ont pignon sur rue : d’Albin Michel au Seuil, qu’il quitte en 2004, pour fonder et couler avec quelques auteurs les éditions du Panama, autre petite maison d’édition. «Je ne sais pas qui est derrière », nous dit Daniel Martin, qui n’a pas dû payer sa dernière facture Internet à son fournisseur d’accès.

La taille, c’est le tuyau. La position d’une maison d’édition dans l’espace littéraire ne se mesure pas à sa taille réelle, mais à ses tuyaux de diffusion, de distribution et à la qualité de ses relais. Bras armé du hasard, les journalistes du service public font bien les choses. Un ancien éditeur du Seuil lance sa petite maison d’édition : elle est présente partout, personne ne la connaît !

Il est toujours intéressant de constater que Daniel Martin et Arnaud Laporte cherchent à donner le change, signe d’inconfort, en prétendant ne pas savoir ce que chacun peut vérifier. Leurs airs de vierges hâtivement remodelées nous disent que la virginité, comme le bio des supermarchés, est à nouveau requise pour faire carrière dans l’édition et sur les ondes publiques (bis).

Est-ce un hasard ? La tendance des grands groupes d’édition est de créer ou de racheter des petites structures (et, incidemment, de répartir et fractionner leurs bénéfices au gré de constructions comptables légales et juteuses), afin de lancer dans leurs puissants tuyaux de la camelote à ouverture rapide, augmentée d’un capital symbolique fort. Le rachat d’Hélium et d’Incultes par Actes Sud illustrent cette manière de se refaire une virginité sur les tables des libraires, qui elles aussi ont quatre pattes.

Imagine-t-on Hardy sans Laurel ?

– Ça n’a pas été une Dispute violente [53:14], concède Daniel Martin.

On a quand même bien ri.

[Guest stars : Laurel et Hardy au Far West de James W. Horne, M.G.M (1937)]


1295. Priorité aux varices

Van Eyck et la lectureSeuls les éditeurs subventionnés par les régions et le CNL se déclarent farouchement indépendants.

Seuls les éditeurs indépendants exploitent une main-d’œuvre à bas coûts indispensable à leur survie.

Mais tous les éditeurs, aux goûts indépendants, aiment le monolinguisme français qui produit, en série et au choix, un romanesque de sortie de couches, une pensée pour passage clouté, la poésie de M. Gourdin et la critique de JeanTéflon.

Toute une vie de Jan Zabrana, Chez Allia depuis 2005, décrit avec un demi-siècle d’avance cette réussite à l’Ouest du totalitarisme de la pensée commune – la liberté de publier nous est donnée en prime.

« C’est ce type de livres qu’“ils” font publier aujourd’hui – aussi éloignés que possible de la réalité (mais pas dépourvus d’une renommée littéraire, pas des petits polars trop limpides), des livres sans conséquence, inoffensifs, comme faits exprès pour la sieste et le rot d’après déjeuner… »

« Plus on est rassis, desséché, éreinté, désarmé – plus on est acceptable. Priorité aux calvities. Priorité aux varices. Priorité aux dentiers. Avec tout ça, on peut espérer un prix. »

« Ferrari et Audi : deux fesses d’un même cul. »

(Les noms sont interchangeables.)