Daniel Franco

677.

.אֶֽהְיֶ֖ה אֲשֶׁ֣ר אֶֽהְיֶ֑ה

Je suis celui qui suis.

– This is I.

Le bégaiement : éternel retour de la parole.

 

 

 « Cette langue travaillée au pied-de-biche » (80) du livre de Daniel Franco, Je suis cela, publié chez Argol en 2008, est sans conteste ce qui m’est arrivé de meilleur, ces derniers jours, dans mes relations confuses aux liasses aujourd’hui recyclables qu’on appelle livres.

Je suis cela est un espace crépusculaire qui laisse entrer le jour avec la nuit pour accueillir le défilé des morts vivant en nous, ceux qui manquent, afin de reconstruire la généalogie d’une vie traversée par des multitudes.

Ce livre est d’un grand écrivain, si grand que le lecteur n’en voit d’abord que les pieds, ceux de l’enfance hissée jusqu’à la bouche des morts. Si grand que le lecteur est lui aussi contraint de se hisser au-dessus des phrases pour prendre une vue d’ensemble de ce livre labyrinthique – nulle Ariane pour le guider : lui-même ; nul minotaure non plus : son ignorance et sa paresse, au pire, pour l’en détourner. Courage, juste lecteur, ce livre est ce qui t’arrive de meilleur.

« Mon but est de transposer, transcrire non ce que les morts me disent, mais ce qu’à travers moi, garçon d’étage hissé sur la pointe des pieds, ils entendent. » (14)

Les premières pages de ce livre tissé dans la toile d’Arachné, instable comme un interrupteur, semblent avoir vocation à égarer le lecteur qui naît, avec le déroulé du fil narratif, par le chas de l’aiguille qui le trame (15). Souvent dans les premières pages, j’ai failli renoncer, aussitôt remporté par les petits cailloux de l’écriture pour ainsi dire jetés dans la glotte auriculaire :

« Ma mère étant ma première caverne, c’est à ses flancs, suspendu et assoupi, que je commençai à penser. Un peu de lait battu en neige parfois me descendait du col, comme un pic exposé aux premières chaleurs. » (10)

Parce que « nous naissons la tête tournée dans le mauvais sens, dans le sens où vont les pieds » (23), il faut à l’écrivain faire inlassablement machine arrière, avancer en boucle, s’il veut multiplier les chances de toucher aux origines d’une langue capable d’errer entre le monde profane, offert à la naissance, et le monde sacré, conquis par l’écriture :

« …le seul filigrane qui serpente à travers ces petits billets, c’est ce cheminement en crabe, qui, derrière la façade craintive, abrite la joie d’aller à reculons. » (101)

Le livre de Daniel Franco parcourt des chemins dédoublés à l’infini, celui des origines et des histoires familiales qui se déclinent en plusieurs langues fondatrices et traversantes comme la pluie : « …l’enfant est dans le monde comme une éponge livrée aux intempéries » (37). Le français, le néerlandais, le yiddish,  le ladino, les dictons bulgares et les jurons turcs, l’hébreu de cousinage, langues nourricières comme poudre de lait (36), témoignent aussi d’une histoire tatouée à même l’avant-bras du grand-père, redoublant l’identité réelle par une identité de traverse, quasi d’empreint, imprimée sur la langue lourde du narrateur. L’existence de l’enfant bilingue, celui qui est cela du titre, est rythmée par le mouvement des langues entendues et rendues à mesure que les morts en arrêtent ou en relancent le flux : « Quand je parle, je suis interrompu par les vivants. Quand j’écris, je suis interrompu par les morts… » (83). Le fil de l’écriture institue des uns aux autres un lien dans les deux sens.

Le chapitre consacré au récit de deux années d’anorexie, « Le diable au corps », occupe le centre du livre. Placé juste avant le chapitre relatant l’énigmatique sauvetage des juifs de Bulgarie, les deux vont de pair. Le récit de cette expérience de possession / dépossession anorexique autorise, dans le mouvement de l’écriture, une traversée de la catastrophe juive : « Je suis revenu en Belgique métamorphosé en lampe, le rayonnement de l’os filtrant par la peau » (51). Les nœuds de la pensée, « répercussion dans l’aphasie humaine de l’amnésie divine » (81), se dénouent en ces pages : « le vomissement anorexique se déroule sans peur, sans secousses de
dégoût, c’est une simple récitation apprise par cœur, la longue phrase de la confession.
 » (50) Le flux du texte ainsi libéré relève peut-être du « dibbouk de la survie juive. » (57)

Le livre de Daniel franco est aussi beau que complexe dans la pensée et l’écriture qu’il met en œuvre. La limpidité en est d’autant plus forte qu’elle surgit, poeske chantant, des moments d’obscurité qui la fécondent. L’écriture se construit sur des épaisseurs nourricières, strates lexicales et textuelles dont le sens, signalé au passage, est parfois différé, à l’image de ce joli petit chat chantant. Les quelques citations tirées des langues familiales, les rares et précieuses transcriptions hébraïques, les poètes et les œuvres cités (l’admirable chapitre « Boms ») s’adressent de toute évidence à des lecteurs intelligents, à des talmudistes fiévreux, à des polyglottes naturels et, plus encore, à des lecteurs curieux. Ces plis de culture quasi hercyniens, brise-lames dressés contre l’œcuménisme simplet d’une partie de la littérature actuelle, assurent le maillage à haute densité littéraire de ce texte appelé à transformer le monde perdu (quel qu’il soit) en signes sur du papier – en témoignant aussi pour ceux qui manquent :

« …la littérature emporte le souvenir de tout ce qu’elle n’a pas archivé, elle connaît par ses rayons vides l’étendue de son commerce. » (58-59)

Contre toute attente, ce livre affirme que la littérature est gagnante et que le filet du langage n’est pas troué. (58)