Anne Weber

672.

 

Qu’est-ce qu’un poète sans dents ?

 

À la lecture d’Auguste d’Anne Weber, paru en 2010 au Bruit du temps, je me suis surpris à interroger la puissance maxillaire du sublime, à gratter l’émail sur la gencive rose de la poésie. La prothèse, c’est la manière qu’a l’art de penser la vie. Car la dent creuse n’est jamais qu’une anomalie naturelle. C’est la couronne qui fait le poète :

 

« À ce moment-là, il manque au père déjà presque toutes ses dents de devant, ce qui n’enlève rien à son assurance ni au caractère menaçant de son affirmation qui simplement n’est pas très bien articulée » (90).

 

Un grand poète est un buste imposant sur une cheminée ; jamais à l’abri de la poussière ni d’une malveillance malencontreuse des écrivains de l’avenir.

 

Cette histoire du fils obscur de Goethe est l’occasion de multiples courts-circuits dans les chronologies – en soi, un plaisir sans mélange. En s’affranchissant des repères temporels, le récit d’Anne Weber (est-ce un récit ?) se libère du code des genres et frôle dans les coulisses du théâtre les étoffes de la poésie (est-ce un poème ?). En mêlant l’art minimal de la comptine au sublime des grandes figures (imposées) de la littérature allemande, entre autres mixages de procédés, la tragédie bourgeoise pour marionnettes d’Anne Weber tire son énergie et son mouvement d’une économie de la blague où l’anecdote assume une fonction stratégique : devenir l’ombre portée du sublime.

 

J’ai été conquis par le prologue et les intermèdes, en forme de poésie meringue, qui ponctuent chacun des actes de cette vie d’Auguste von Goethe, dent creuse sous la couronne du génie. La légèreté de ces pages véritablement belles dans les subtilités qu’elles mettent en œuvre confirme qu’il est encore possible de payer son tribut au génie poudré des écrivains classiques dans l’espace singulier du livre qui vise à faire basculer leurs bustes. Toute œuvre – grande œuvre – est par rapport à celles qui l’ont précédée cet Auguste von Goethe cherchant sa place loin de la mâchoire de ses pairs. Le livre d’Anne Weber parvient à prendre de vitesse la postérité littéraire dans ce départ en trombe et en légèreté – Goethe séché sur la ligne de départ, deux siècles de retard – en maint endroit (et parfois pas). Tout écrivain allemand est fils de Goethe. Pour le meilleur.

 

Puis un autre génie viendra
Ils font déjà la queue. (139)

À la lecture du livre d’Anne Weber, plus drôle qu’amer, il m’a semblé encore que Goethe y tenait la fonction d’un mur d’entraînement, renvoi des balles lancées. La posture délicate qui consiste à prendre ses distances est aussi celle qui oblige à tenir compte des repères en place. Les relations d’Auguste à Eckermann, à l’auteur, à son père, à sa mère (« une vulve sur deux poteaux »), à la poésie qu’il croit en lui absente, relations marquées par l’ironie du premier à l’égard des seconds (les seconds, c’est les autres), démultiplient les possibilités de va-et-vient entre le génie et l’écart, la proximité et la distance, la révérence et l’irrespect, l’art et l’indifférence – aspiration shakespearienne de l’écriture appelée à durer.

 

– Je vois que vous aimez plaisanter.
– Je vois que vous n’êtes pas en papier mâché. – Pardon : la rime, parfois, c’est plus fort que moi. Malheureusement, chez le rejeton, cela ne donne rien que de sottes plaisanteries. D’ailleurs, en tant que descendant, je passe ma vie à descendre, et même à dégringoler… Vous voyez ? (110)

 

L’autodérision étant une posture de plus, j’aime par dessus tous les livres qui plaisantent avec les statues, leur accrochent des moustaches postiches, les brisent (planquer la super glue). Don Quichotte, Tristram Shandy, tout Shakespeare, quelques autres.

 

Tâchez de vous représenter un Napoléon qui serait resté en Corse dans les jupons de sa maman, et vous aurez une idée d’Auguste von Goethe. (66)

 

Enfermé dans une pièce en cinq actes, dont Pierre Pachet résume les tenants et les aboutissants dans une postface qui me dispense de la redondance, le livre entend appliquer au génie littérature et à ses représentants en version allemande une quarantaine féconde (présents, absents) : Goethe, Thomas Mann, le crâne de Schiller (« de l’esprit ossifié »), Richter ou l’auteur en personne sont convoqués, puis congédiés au gré d’une incubation narrative conduite par un chœur de vieux weimariens assis sur un banc ; le prosaïque donne au génie la réplique. Puis ponte.

 

Les aventures d’Auguste, rencontres, voyages, considérations sur le génie paternel, amour pour le vin du Rhin m’ont paru signaler d’abord le sentiment d’absence à soi (d’étrangèreté) qui traverse le livre, le soi d’un personnage posant de toute façon question à la littérature. En somme, les personnages n’existent qu’à l’occasion d’un fait divers, principalement anecdotique – et du procès parodique (42) à quoi le livre réduit précisément la littérature, lieu commun d’une suite de faits, dont certains sont divertissants : « Il doit pourtant il y avoir quelque chose d’utile dans cette coquille. Je la secoue, je tambourine, mais rien ne sort. » (61)

 

S’ « il est étrange de voir mourir les morts », il est plus étrange encore de croire qu’ils puissent être vivants.