Auteurs refusés

1297. Montée des eaux

Correspondance parallèle avec l’ennemi.

Un petit gars m’envoie sa prose. Comme d’habitude c’est proprement écrit, c’est l’histoire de « l’ascension puis la chute d’un employé au sein d’une entreprise à l’activité obscure, dans des locaux labyrinthiques où personne ne trouve son chemin », précise le godelureau chantant. Le pitch me promet une « jungle infernale », « un héros qui se débat », « des obsessions funestes » et toute la quincaillerie narrative développée par l’école de la république en guise de culture générale et de sensibilité littéraire.

C’est pas nul. Non. Tout juste sans intérêt. Cela ressemble au carnet de bord d’un stagiaire éveillé, major de promo. J’ai fait au petit gars chantant la réponse suivante :

Cher auteur,

Votre manuscrit, dont je viens de lire les deux premières pages en moins de deux minutes, est sans intérêt pour nous. Nous n’aimons pas les histoires. Pour dire quoi ? Faute d’avoir lu nos livres, vous vous exposez par cet envoi à l’aveuglette à un refus prévu d’avance.

Tous mes vœux,

David Marsac

Le jouvenceau prend la mouche et – fouette cocher, le foin du satiriste :

Monsieur l’éditeur,

Quel intérêt y a-t-il à décharger ainsi sa bile sur les auteurs anonymes ? Le procès que vous me faites est injuste : je n’envoie pas mes manuscrits à l’aveuglette.

Certes, je n’ai pas lu vos livres, mais m’accordez-vous le droit de chercher un éditeur sans pour autant lire tous les livres de la place ? Rien ne m’indique d’ailleurs que les vôtres échappent à l’indigence qui frappe l’essentiel de la production actuelle.

Vous n’aimez pas les histoires, dites-vous ? Affichez le clairement sur votre site, au lieu de ce salmigondis auquel on ne comprend rien.

Quel immense génie vous devez être, pour prendre les gens d’aussi haut.

Sur ce, je vous laisse à vos aigreurs d’estomac.

Au « salmigondis auquel on ne comprend rien », j’ai éclaté de rire. C’est bien vu ! La sottise porte ses coups. J’approuve des deux oreilles.

Pour le reste, la chanson habituelle de tous les refusés que je prends par le râble et fous dehors pour leur apprendre à lire avant de nous soumettre leur cahier de vacances scolaires.

Le niveau monte. Chacun croit être la digue qui nous protégera de la montée des eaux thermales.

1134.

« Bonsoir et merci à vous de répondre si vite et si
personnellement ; c
‘est gentil, et d’exprimer votre goût sincère, précis de parti pris, tout en ménageant le travail
d’auteur. 
»


Voilà. Il s’agit de moi. J’ai des dizaines de retours similaires qui attestent mon
humanité
exécrable. J’en tire une très modeste vanité d’éditeur.

 

(Je tiens cachée la petite collection de méchantes ripostes à mes belles insultes.)

 

Précis de parti pris ferait un joli titre.

 

Je le réserve. Merci.

248.

Comment refuser avec justesse et fermeté ce manuscrit que mon goût – fait de lectures et d’expérience, d’aveuglements, d’audaces et de passivité, de jugement et d’erreur, de passions molles et de préjugés tenaces – m’a incliné à accepter pour un autre écrivain ?

J’ai aimé ce livre et je choisis de le publier. Le vôtre ne me parle pas. Je vous encourage à le porter ailleurs.

Dans ma fonction d’éditeur, il m’arrive avec certains critiques ce qui arrive aux auteurs refusés.

Du centre à la périphérie, quel que soit le cercle où il se situe, le critique littéraire prend de manière involontaire (j’en suis persuadé) des airs de diva dérangée pendant ses bains de gorge, ou bien répond aux abonnés absents – jeux de pouvoir agaçants – inscrits en quelque sorte dans la fonction – sans même accuser réception de nos ouvrages, leurs couleurs réjouissantes, leurs marque-pages colorés, leur contenu, ni saluer la naissance de notre petite entreprise (qui n’eut jamais d’exemple et dont les imitateurs ont été abattus par nos tueurs à gages).

Auteurs refusés – je viens de vous comprendre. Vous avez besoin d’encouragements !

Il est naturellement regrettable que ce qui nous occupe et nous émeut et nous transporte et nous semble le sommet de la joie d’écrire et de la joie de publier ne retienne pas l’attention mal informée des gens qui nous entourent dont les délectations moroses nous sont des déserts incompréhensibles (on pourrait en parler, mais faute de temps on se donne des gifles).

La brosse à dent n’imagine pas le monde au-delà de sa timbale.

Maxime universelle pour lavabo.

Reste une question. Pourquoi ne pas signaler son refus en termes directs, signes de courtoisie et d’intelligence : « Ce que vous faites ne correspond pas aux
goûts que nous souhaitons défendre. »

 

– Allez vous faire recenser ailleurs !

 

– À coups de gnons si besoin est ! hurla David Ténia, coup droit dans le miroir. J’ai des mornifles à profusion. Quand t’en veux, t’en as.