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Peu de phrases savent emporter l’adhésion insurrectionnelle du lecteur. Combien de livres au goût d’intrigue lui faudra-t-il boire de travers avant d’agiter son petit drapeau noir ?

« Le ciel n’existait plus qu’au cinéma. »

Nos ravissements sont sans limites parce qu’ils sont sans définition. Untel s’ennuie au livre qui nous enchante ; Telautre s’enchante du livre qui nous ennuie. Le malentendu est la matière de nos échanges sur la littérature. Il en est même la condition indispensable afin que la colère emporte nos cœurs et qu’enfin ils tique-taquent. La tentation est forte chez les lettrés de réduire le lecteur à ses lectures, l’écrivain à ses livres. Nos goûts de chiottes pourtant sentent en même temps la brise marine. Philinte est plus lucide que son ami, même si les ridicules d’Alceste me sont aussi précieux que mes vieilles toux. La pensée que nous serions la somme de nos lectures est rassurante, mais fausse. L’humanité survivra aux mauvais livres. La taie dans l’œil n’empêche pas de voir. La lecture, comme la beauté, est intérieure à soi.

« On le voyait lancer sa fourchette dans le flanc des dindes comme un harpon. »

Accords et désaccords sur la chose littéraire tracent un cercle limité à des habitudes. Nos manques de curiosité nous tiennent lieu de critères infaillibles. Nous choisissons de découvrir l’inépuisable à même notre goût fatigué. Nos appétits ethnocentriques, du coup, donnent au texte inédit la saveur du cyanure. Il faut alors beaucoup de temps à la tribu pour digérer ce qu’elle ne connaît pas. Autant de grimaces.

« – J’adore ces histoires auxquelles on ne comprend rien. Encore ! »

Le lien que le récit rompt de plus en plus souvent avec l’écriture est pour moi la cause de nombreuses déconvenues. Ce sera un jour l’occasion d’une découverte. En attendant, me dis-je, à quoi bon le fil d’un récit sans l’écriture pour le tisser ? La vie est dans la vie et vice-versa. Quel intérêt ? J’y suis et bien planté. La matière de la vie échappera à la vie à condition d’une écriture pour la sortir de la tautologie.

« Le lendemain soir, le douanier français traçait à la craie, sur la valise de Christophora et sur la mienne, le signe de l’infini, qui donne accès à la France. »

Ce petit livre d’un écrivain que je découvre grâce à L’Arbre vengeur est plus qu’un livre. C’est la promesse tenue d’un moment de lecture enchantée que je rapporte au seul mérite de l’écriture et de sa liberté. Merci à L’Arbre et à ses branches. Je connais peu d’écrivains vivants capables de laisser filer ainsi le récit, risquer l’effilochage, au point de ne devoir compter que sur la curieuse folie d’un lecteur de traverse. Le suicidaire est sur la bonne voie. Le monde a besoin d’être prévisible pour être vivable. Un livre perd en intensité ce qu’il gagne en définition. Othon et les sirènes de Pierre Girard raconte cette indétermination heureuse d’un monde où le flanc de la dinde trottine sur les jambes nues de la mélancolie.

« Trouverais-je une autre femme avec qui lire Dickens en pleurant et en buvant du punch ? Notre amour était tranquille, sans fleurs, sans passion, sans désespoir, celui qui débute par l’achat, à deux, d’une lampe à alcool. »

L’Arbre vengeur réédite en même temps Ceux du trimard, de Marc Stéphane, idée géniale dont j’aime à penser qu’elle vient de moi.

« Je ronchonne : mes burnes ! – Ben parlons-en, qu’elle fait : elles sont fraîches. »