637.

Les voix latérales sont-elles parallèles ?
La fiction est-elle la contre allée du monde ?

(« C’est de la littérature, oui ou merde ? »)

J’aime qu’un livre me rappelle par effraction ce que je sais déjà du monde, le Nord, la filature, les ouvrières effilochées, puis qu’il l’efface d’un geste inverse, plus monde, envolé (pourtant là !), fini le mélodrame existentiel, social, les ouvrières aux doigts fanés.

Phrases, tranches de vide.

Ça nous apprendra à naître dans le Nord d’Amandine Dhée et Carole Fives, aux éditions La Contre Allée, les bien nommées, réussit cet enchantement, dire et ne pas dire le monde, telle la fumeuse question, et fairedu monde un  objet plastique malléable afin de lui donner forme autrement. La littérature serait le monde moins la réalité.

Il me semble d’emblée plein de sens que ce  texte ait d’abord été une résidence d’artistes, une série de lectures chez l’habitant et un spectacle lillois avant de devenir ce livre élégant. Le projet éditorial développé par La Contre Allée ne se limite pas à la publication de livres, mais inscrit la littérature dans un espace où se rencontrent des textes,des gens et des préoccupations sociales : la littérature s’ouvre ainsi au monde sans renoncer à sa dimension textuelle. Ce double mouvement d’engagement et de dé(sen)gagement, mouvement tenu d’une couverture à l’autre, d’un projet l’autre,  constitue le livre en espace politique et littéraire. Le fichier audio, accessible en ligne après quelques détours, signale encor e que le texte n’est pas réductible au seul objet livre.

Deux écrivaines en résidence se voient chargées d’écrire sur le passé ouvrier et le présent de Fives, quartier lillois dont elles sont originaires. Au fil de leurs rencontres et conversations de travail, elles s’interrogent sur la manière la mieux à même de rendre compte de ce passé ouvrier en évitant les écueils du réalisme attendu des corons et des frites, des filatures et des enfances exploitées. Au rebours de la neutralité supposée des genres et des modes d’expression, ce livre s’amuse à montrer, l’air de rien, quenos choix littéraires ont une dimension politique et que les formes pensent (la bonne nouvelle !) ; ce qui est vrai de l’urbanisme l’est aussi de l’art d’écrire : voyez dans ce livre comme la hiérarchie sociale est inscrite dans la littérature ! [37]

Construit sur des dialogues et des monologues, bouts de poèmes/chansons, mails, graphisme mesuré, ce livre développe son autonomie dans un  rapport d’ajustement constant à l’espace du monde. Ballottées entre le risque d’avoir à célébrer « le glorieux passé industriel » et « le glorieux avenir post-industriel »,les deux comparses se retrouvent, dans le dialogue inaugural, sur la certitude qu’il s’agit avant tout pour elles « d’une résidence de “création” » :

– Alors faut créer.
– En tout cas, j’ai bien aimé quand il a dit Je ne considère pas les auteurs comme des animateurs sociaux.
– Ce que j’en ai retenu, c’est qu’on n’irait pas dans les écoles.
– Le soulagement…

[10]

Comme l’humour, l’écriture et la politique commencent là où finit l’ironie. De sorte que je me demande soudain si la littérature a bien sa place dans les écoles, où l’auteur est réduit à une autorité, souvent monnayable :

– Mais s’il n’y avait pas d’argent, tu la ferais quand même cette résidence ?
– Je sais plus où j’ai entendu ça, « j’écris comme je bande, pas sur commande ».
– Sûrement sur France Culture !
– Mais non, je suis bête, c’est une phrase de moi !
– Tu t’auto-cites !
– C’est à force d’aller sur Facebook.
– Mais… tu bandes toi ?
– Je sais pas, c’était pour la rime.

[12]

L’humour tient à distance constante la tentation du réalisme social et la connivence avec les instruments de pacification des sociétés et des individus (l’école, la littérature, le travail) ; il signale les récupérations possibles de la colère sociale par les tenants d’une acculturation des masses à la société qui les soumet :

– Les artistes deviennent aussi essentiels que les psys et les travailleurs sociaux. Je m’imagine déjà intervenir suite à une vague de licenciements auprès des futurs chômeurs : « Écrivez une fiction en plaçant les mots suivants : délocalisation, crise, croissance, courage, volonté, reconversion ». [85]

Au lieu d’être enseignée, la littérature gagnerait en crédit et en lecteurs à être vécue dans une relation directe aux corps du texte et du monde, savamment dissociés, laissant au texte la liberté d’être autre chose qu’un prolongement d’une réalité irréductible à des mots sur du papier. Le spectacle, l’écriture, les lectures qui se sont organisés autour de ce livre ont permis une rencontre entre littérature et réalité, dans une distance respectueuse des formes et des modes d’expression propres à chacune d’elle. L’utilitarisme littéraire sert surtout la cause des manuels scolaires sur lesquels se construit notre civisme émoussé. En usant du pouvoir d’imagination qui lui est propre et en abandonnant aux travailleurs sociaux le soin de prendre en charge la réalité du monde, la littérature retrouve sa capacité d’insolence et de liberté. – Dommage que je n’habite pas dans le Nord,
se dit le chti’t éditeur.

Il faudra se résoudre à une évidence douloureuse : un livre à tu et à toi avec le réel n’ira jamais bosser à votre place.

Mon discours trop sérieux sur ce livre risque de manquer son objet : dire la légèreté du ton, l’incidence et la pertinence des analyses politiques, le relâchement précis de l’écriture, la polyphonie habile, la mise en scène fertile de l’émotion, lâchée aussitôt retenue, ne pas prendre le lecteur à la gorge, la construction intelligente du texte, la mise à nu des conditions d’existence d’un livre et, me semble-t-il, l’affirmation des limites de la littérature.

– Plus j’y pense et plus je me dis, si on ne trouve pas d’ouvrière, c’est peut-être qu’il n’y a plus d’ouvrière… aujourd’hui, qui est encore ouvrier  ?
– Ça dépend, tu définis ça comment, toi, un ouvrier ?
– Quelqu’un qui ouvre ?
(…)
– Dis donc ?
– Quoi encore ?
– Dans notre genre, est-ce que nous ne sommes pas des ouvrières de la littérature ?
(…)
– On n’a qu’à prendre nous-mêmes comme exemples !
– Les nouvelles ouvrières de Fives.

[47-48]

Ça nous apprendra à naître dans le Nord
Amandine DHÉE &
Carole FIVES
(Éditions) La Contre Allée, 2011

 

3 Replies to “637.”

  1. le cristal n'est pas incessant dit :

    Je ne suis pas tranquille ce soir. Parce que la vie, c’est déjà le roman. L’ecriture se poursuit bien dans la vie. Molloy, je l’ai rencontré en vrai ! On est allé boire un verre en
    fevrier 2010 dans un PMU, je lisais les beaux jours à la fontaine sans eau, Molloy existe, et le poete americain au dessus de ma tete qui s’appelle charles du Nevada, alors que je lis Bovary
    où je pense c’est un songe ? Les roses qui me tombent dessus alors que je marche dans la nuit sans chat du  XXe arrondissement. Je l’ai vécu. C’est quoi le réel ? Je crois que je m’en
    fous. ça me dépasse. Le roman c’est vivre. Ou alors comment vivez-vous ? Il me faut faire. Et le bordel aux suavités de l’autre jour dans le café, j’ai la photo si vous voulez, alors la photo
    n’est qu’un fromage blanc et ne vous dira peut etre rien, mais c’est suave, il y a une orientalité, une douceur extreme, et meme si on se fout de ma gueule parce que je dis ça, je m’en fous, mon
    devenir sultane de vendredi c’est reel. Il me faut faire quelque chose. En plus de le dire. Ou ne plus le dire. Il y a un nid d’oiseaux qui penche a ma fenetre, c’est l’hiver qui pousse par le
    dessous de l’amour ou c’est l’amour qui pousse par le dessous de l’hiver ?  je ne parle pas de vous, je pense à Mallarmé, salut à toi. Alors, je vais chercher un emploi dans les gueules
    administratives pour maintenir mon réel qui est le roman. Et je cesse les representations. Faire.

  2. L'âne est de retour dit :

    Vous vouliez dire que si la folie, les flux, les débordements prennent place dans le livre, ils ne peuvent pas, ne doivent pas, être poursuivis en dehors par un
    travail qui serait le continum de l’écriture ? Sinon ça ne peut plus déferler ? Je pensais (elle pense et le fait remarquer en insistant sur le JE) qu’on pouvait écrire le déferlement et
    poursuivre le déferlement dans le réel, on ne peut pas être un devenir-écriture « politique » au sens de déferlante si on acte le déferlement de façon similaire dans le réel ? C’est-à-dire que si
    je réalise mes fantasmes en dehors du livre (le sexe c’est pas pareil, vous me le laissez merci) il n’y a plus de livre ? Vous voulez dire qu’il faut maintenir sa folie réelle, en
    lutte contre le réel pour permettre de faire sauter les plombs du désir qui lui seul peut parler du réel ? si ça coule, ça ne peut pas éclater ? Le devenir dingue. Toute façon,
    maintenant c’est trop tard. Et je préfère encore le devenir dingue à dingue sans devenir. Pas tout faire sauter en même temps ? Car plus rien ne sauterait ? Si ça saute c’est que ça cogne ? Donc,
    je me coltine la jurisprudence encore pour quarante ans pour que ça puisse continuer à éclater ? Il faut choisir le réel livre ou le réel sans livre ? Pas de coulaison ? Sinon on
    devient tous des criminels et les livres des anchoiades ?

  3. âne de cristal dit :

    Vrai, faux, vrai, faux, ça recommence, ne pas prolonger l’ecriture dans le monde qui deviendrait rond et l’ecriture choucroute ? Maintenir les dictatures ? Devenir agent double, triple,
    et parmesan des dictatures, maitre, esclave, contremaitre sans dieu ni maitre égorgeur des ânes qui se prennent pour des âmes. Une âme ! Et la cave m’entombe ! On ne sait plus, et se
    faire battre le casque sans le cristal dans l’hirsute. Maintenir le système pour eclater en ouverstemes? LE REEL N EST PAS MON CALME. Ecrire le livre à la con et ne
    surtout pas travailler le monde en ecritures qui deviendrait normal ? Impossible d’être folle si je suis normale ? Ecrire est un contremonde ? Ne pas normer le monde ? Desordoner
    le monde soit dans l’ecriture soit dans les causes et surtout ne pas prolonger le monde en ecriture ? Pertes ? Profit ? Couler ? Resister ? La colere est une contre marque ? Une
    contrefaçon ? Je n’en peux plus. Je suis à bout. Maintenir les dictatures pour déferler contre elles ? Ou abattre l’ecriture ? Ou m’abattre moi, en l’occurence, c’est fait et dans une phrase
    vide, c’est une aubaine. Je ne comprends plus rien à rien. Je m’espace. Je me dilue. Je disparais. Je n’en peux plus. JE ETANT UNE INSULTE. Je ne remplace pas.

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