Cent pages

541. Arthur Bernard en première ligne

 

« Vas-y Arthur ! »

 

Je n’ai pas de certitude, au mieux des aspirations. Mais impossible de réduire l’homme à sa jaquette, comme je le prétendais ici. Je viens de lire dans son intégralité l’œuvre d’Arthur Bernard, dont j’ai déjà dit l’originalité. À l’exception des deux premiers livres, l’œuvre présente une unité qui contredit ma thèse selon laquelle les éditeurs feraient école, ou quelque chose dans ce goût-là (g). Sous la jaquette, le grain d’une écriture unique, au-delà des aléas éditoriaux.

Dont acte.

C’est la façon qui compte dans l’œuvre de cet écrivain élégant et subtil. L’intrigue y tient moins de place que le façonnage d’un moment, d’un lieu, d’un visage, d’un geste, d’un objet, d’une image ou du moi vaporeux. J’aime cet oubli de la narration au cœur des livres d’Arthur Bernard, au risque d’ailleurs de ne pas lui faire la place qu’elle mérite aussi.

La vie, cet enchantement, n’est pas pour la littérature un enchaînement de faits petits ou grands étalés sur la page blanche. Les phrases ne font que suivre le fil de leur destin grammatical, l’inventant parfois, l’empruntant occasionnellement à la vie, on ne s’y retrouve pas toujours. La vie est généralement de seconde main dans la littérature. C’est pour cela que mon bonheur de lire Arthur Bernard est direct et intense, sans mélange ni mauvaise conscience. Il n’existe pas de morale de la lecture s’il en existe de l’écriture et pour les citoyens. Ses mots me font signe amicalement. Libre à moi de les remplir d’une vérité particulière si ça me chante.

La guerre avec ma mère m’a beaucoup touché. Cette autobiographie romancée des premières années de la vie enchantée de Gaby Lavoipierre, double héroïque de l’auteur, pleine de pièges tendus à ma sensibilité, est aussi un récit de seconde main, qui interroge la question importante de la vérité littéraire. Une chose au moins est certaine : « …contrairement à la vie les livres permettent de retourner dans les épisodes… » (45-46). Cela revient à mettre les mots de la littérature là où déjà la vie n’est plus, et à la rendre possible, mais autrement. J’ai retrouvé dans ce livre cette mère admirée, la mienne déjà, et vécu en toute liberté mes rêveries oedipiennes et mon goût pour le mélodrame final. La littérature revient inlassablement recouvrir la vie, l’embellir et la protéger. D’où ce retour obstiné, léger aussi, espiègle souvent, du texte de Bernard sur lui-même, autre façon d’avancer.

La répétition, c’est la nostalgie de la main amputée, le corps absent accessible à la littérature. (Tout artiste se répète aussi pour se prolonger dans le regard de ses lecteurs, précieux alliés.) Arthur Bernard a développé en stratège intuitif un art de la reprise qui tient de la musique et parfois du match de boxe. La répétition efface la narration, c’est la victoire du motif contre la trame. La guerre avec ma mère pousse la manière très loin (Bernard récuse le mot de technique), faisant du livre une suite de répétitions, au risque de la lassitude, du surplace, en quête aussi d’une vérité – ou est-ce d’une origine inaccessible ? – évoquée dans le dernier livre, Gaby grandit (2011) :

Grandir donc, c’est fait pour le plus gros et n’est plus à faire, même à rebours. Si je deviens gâteux, dément sénile, je ne retomberai pas, ne retournerai jamais en enfance, à la proximité du péché originel. Personne n’y retourne, c’est juste une image, une image fausse. Pourtant j’ai rapetissé, deux trois centimètres envolés Dieu sait où, inutile de courir après, les chercher au-dessus de ma tête, leur absence n’y flotte pas comme une main coupée ainsi qu’ont pu la sentir entière jusqu’à leur mort les amputés, une blessure de guerre.    [154]

Dans Le Neuf se fait attendre, troisième ouvrage et deuxième lu, j’avais été saisi de ravissement par l’usage du refrain comme signe de ponctuation narrative, rengaine et point de ralliement, connivence tendre à l’adresse du lecteur. À chaque traversée du parvis de la cathédrale, « ce joyau de l’art roman », dans cette ville de province jamais nommée, le lecteur est gratifié de la formule précédemment citée, « joyau de l’art roman », plaisir sans faille de la répétition, parfois deux à trois fois dans la même page (16-17) – des retrouvailles ! L’écrivain amplifie sa technique (son métier, son art) d’un livre à l’autre, jouant avec les variations possibles du refrain, de la reprise inattendue jusqu’à la nième redite. Ainsi des curieux sobriquets des marins et maraîchers du très beau drame shakespearien L’oubli de la natation (sous-titre : Shakespeare boit du vin blanc), une dizaine d’affilée, pas moins, scrupuleusement cités, rappelés, repris, amplifiés, amendés, portés à un degré de psittacisme incandescent. Et les cancanières du village de pécheurs apparaissent jusqu’à trois fois dans la même page,

autour de Madame Bleusse derrière sa caisse, près de son présentoir à journaux, contre les sacs de jute où il y a des légumes secs, pois cassés, fèves et haricots, et Madame Fox, Madame Vox, Madame Ménécée et Madame Hocédé, Madame Navratil et Madame Camescasse, Madame Rondepierre et Madame Bled, Madame Fludd, Madame Kère, j’en passe et d’anciennes, j’en ajoute et de nouvelles, il ne faut pas citer toujours les mêmes, sans oublier Madame Arcageli dont je n’ai pas parlé jusqu’ici, je la gardais pour la bonne bouche, debout dans le magasin depuis peut-être des plombes (…). Elles y étaient toutes. Ou presque.    [L’Oubli de la natation, 225]

L’efficacité du procédé (de la technique, de l’art, du métier), qui tient moins du procédé que de l’accentuation du phrasé de la phrase, appelle en contrepartie la coopération d’un lecteur libre, complice, capable de suivre ou de sauter ce caillou narratif jeté contre ses carreaux (je porte des lunettes). Peu d’écrivains, même parmi les grands contemporains, prennent le risque de jouer avec les nerfs de leurs lecteurs, soit qu’ils craignent de les perdre, soit qu’ils craignent de les perdre, parce qu’ils en ont peu, parce qu’ils n’en ont pas assez. Cette liberté d’Arthur Bernard est aussi la matière de son élégance. Rien d’un styliste engoncé. Lire, c’est choisir. Écrire, risquer le malentendu. Chacun est libre. La connivence est à ce prix. Sinon ça poisse. Accepter le caillou ou le renvoyer : l’éclatement narratif autorise l’un et l’autre.Pas d’enchaînement, peu d’intrigue. Juste le caillou du style.

L’écrivain laisse entrevoir une raison possible à ce goût pour la répétition, affiché de livre en livre :

J’aimerais bien connaître l’endroit où se loge le compteur de nos répétitions, celles que nous accumulons au fil du temps, les biologiques, les mécaniques, les psychologiques, les métaphysiques, la répétition il n’y a que ça qui compte, qui est compté au bout du compte (…)    [La Guerre avec ma mère, 96]

 

L’œuvre serait donc ressassement – passer les mots au tamis. Et dire que la langue française n’aime pas la répétition… Worstward ho !

 

Le goût des marées et des fleuves. L’amplitude de la phrase, qu’un mot dévie, arrête ou détourne, est caractéristique des livres d’Arthur Bernard. C’est pour moi l’un des grands bonheurs, vif et durable, de mes récentes années de lecture. Enfin une phrase capable de dire et de dédire la littérature, enfin un mouvement embrassant la syntaxe dans la diversité de ses modes, oral, écrit, tenu, relâché, traînant, alerte, souple, rond, abrupt. En voici un exemple, sur le mode mineur que revendique Arthur Bernard :

 

La glace était rompue, le feu on l’a fait, dans le blockhaus, dans la caverne il y avait même un foyer tout près, cercle de quelques pierres noircies, une trace supplémentaire de civilisation, j’ignore ce qu’on faisait cuire ici, ce qu’on y réchauffait, on a brûlé ce qu’on a trouvé, assez vite quand la flamme a décru l’aînée des Terblanche est allée sur les genoux glaner d’autres débris au fond de la caverne, je voyais remuer son derrière dans le jean serré (elle avait ôté son ciré), belle oscillation, une planète habitée, pas une désolation magnifique, parmi d’autres ordures elle a rapporté des emballages de hamburgers, ça brûle mal, ça fait de la fumée, on a toussé, elle avait les larmes aux yeux, d’ailleurs le feu était plutôt famélique, pas assez lumineux pour nous éclairer, pas assez vif pour nous réchauffer, on a tout de même tendu nos mains qui se touchaient au-dessus de la pauvre flamme. – Ça fait du bien, a-t-elle fait, un ton qui me plaît, de la réserve, signe d’une éducation catholique, je brode naturellement. – Pas beaucoup, je me suis permis de rectifier et, comme si cela allait de soi, le feu de fortune ayant épuisé des vertus calorifiques plutôt médiocres, je me suis rapproché d’elle, elle ne s’est pas éloignée, épaule contre épaule, l’air de deux rescapés d’un naufrage. Je n’ai rien fait de plus, de moins non plus, pas question Gaby me disais-je, pas tout de suite, imagine qu’elle te retourne une beigne !, combien de fois suis-je allé trop vite, combien de fois pas assez, combien de fois j’ai tellement hésité qu’il ne s’est rien passé et ça ne fait même pas une moyenne. À force de rester ainsi sans bouger, je m’ankylosais, elle aussi je suppose, la caverne était pleine d’humidité, le sable commençait à me tremper les fesses, mon imper n’était pas si imperméable que la réclame le promettait.    [L’Oubli de la natation,
127-129]

Parfois, la pépite est enroulée dans la gangue narrative :

C’est un de ces jours où l’on sent le fourrier du printemps faire pousser la sève que Lahcène le petit marchand de toxiques (…) ramassa trois coups de couteau rues des Trous, le caporal ordinaire me raconta tout le soir à la trattoria, un différend commercial à ce qu’on disait, trois jolis coups de pointe mais pas mortels, la région du cœur, la région du foie, la région de l’estomac, beaucoup de sang, ça saigne ces régions-là.    [On n’est pas d’ici, 75]

 

La phrase est le véritable centre du romanesque désinvolte d’Arthur Bernard. Il suppose un abandon confiant du lecteur à ses promesses, la capacité à anticiper son plaisir de lecture – j’attends l’étincelle, le court-circuit, l’éclat dans les mirettes, les yeux aussi, le cœur, la douceur imprévue, le signe discret d’une humanité – pas de larmoiement, des fraternités.

 

La plupart des romans d’Arthur Bernard (mes doigts résistent à l’appellation contrôlée) pratiquent un effacement poétique des références spatiales ou temporelles au profit de la description. Les lieux et les objets s’animent alors d’une dimension intérieure, lyrique parfois, renforcée par le regard de l’écrivain, du peintre, du poète, qui y concentre la force de ses nostalgies, de ses aspirations, de ses lectures, doublant ainsi la strate visible du texte d’une strate invisible (la littérature est sédimentation ; le critique, spéléologue) :

L’Escurial se trouvait tout près de la gare, l’avenue portait le nom d’un grand résistant, un cheminot fusillé pendant la guerre. Tout le monde appelait encore l’artère avenue de la Gare, dans cette ville il n’y avait pas la place pour une rue du Départ et une rue de L’Arrivée. À l’Escurial se réfugiaient les correspondances ratées, Cœurderoy en était, les morts de froid, ils restaient jusqu’à la fin quand les lumières se rallumaient.    [Le Neuf se fait attendre, 9]

La rencontre entre les deux personnages, Cœurderoy et Lièvremont, est traversée à plusieurs niveaux par l’évocation de Paris, et dans la suite de la rencontre, par les ombres de Bouvard et de Pécuchet, sorties du premier chapitre heureux du livre de Flaubert, dont celui de Bernard semble être la réécriture. La fiction se vêt d’un surcroît de sens grâce auquel l’écriture, jouant avec les mythes, en crée de nouveaux. Le nom de Cœurderoy est aussi celui d’un écrivain dont le journal, Jours d’exil, est préfacé aux Éditions Cent pages par Arthur Bernard en personne. Ses livres y gagnent en profondeur, en ombres portées, et les strates lexicales et narratives se chargent, pour le lecteur, d’apports extérieurs puisés à la source d’autres livres. L’Oubli de la natation a réveillé à certains moments ma lecture déjà ancienne du Grand Meaulnes et les paysages d’un Sud cézannien inattendu.

 

Ce goût pour l’effacement, le mode mineur dirait Arthur Bernard, constitue en réalité un choix narratif. Le récit déplace ses effets vers certains points stratégiques : les objets, les noms, les attitudes des personnages, les rencontres (amoureuses souvent), les espaces de la ville ou de la campagne, quelques péripéties. – Toute la panoplie romanesque, quoi ! La différence tient dans la rupture des causalités propres au roman psychologique. Et dans l’écriture. Le roman est porté par des intensités inhérentes aux mots et à la syntaxe. Le coup de théâtre est lexical, le symbolisme réduit ou absent. C’est pour cette raison que les livres d’Arthur Bernard ont parfois la force d’un drame hors du temps [L’Oubli de la natation]. Ils semblent d’abord animés par le tempérament d’un artiste instinctif et sensuel. La chair des mots se modèle sur la forme absente du monde.

– Bon, stop.    [La Guerre avec ma mère, 96]

Je trouverai bien l’occasion d’écrire à nouveau sur les livres d’Arthur Bernard, sur ce qu’ils disent des femmes et du désir, vaste sujet, humour et amour de la tranche de foie. J’espère vous avoir poussés un peu plus vers les livres d’un auteur qui se moque de la célébrité. Ce qui n’est quand même pas une raison pour rester dans l’ombre.

En guise d’allèchement final :

Tu dérailles Beaumont ! la Parisienne serait montée sur ses grands chevaux (quelle cavalière c’était pour les grands chevaux ! elle effaçait l’obstacle) tu dérailles depuis que je te connais Beaumont et tu n’as pas fini de dérailler ! Tu veux m’emmener baiser à huit heures du matin dans un hôtel minable sous prétexte qu’ils cassent les prix !    [L’ami de Beaumont, 91]

 

Tout lire ?

 

J’ai un faible pour On n’est pas d’ici, La Guerre avec ma mère, Le Neuf se fait attendre, La Petite vitesse, Le Désespoir du peindre, L’Oubli de la natation, enfin tout (sauf les deux premiers). Feuilletez, voyez.

 

Sous le nom d’Arthur Bernard [ l’unique]

 

Les Parapets de l’Europe, Cent pages, 1988
La Chute des graves
, Minuit, 1991
La Petite vitesse
, Cent pages, 1993
Le Neuf se fait attendre
, Cent pages, 1995
L’Ami de Beaumont
, Cent pages, 1998
On n’est pas d’ici
, Cent pages, 2000
C’était pire avant
, Cent pages, 2002
Bouquet d’injures et d’horions
(avec Olivier Gadet), 2e édition augmentée et diminuée, 2002
L’Oubli de la natation
, Champ Vallon, 2004
La Guerre avec ma mère
, Champ Vallon, 2005
Le Désespoir du peintre
, Champ Vallon, 2009
Gaby grandit
, Champ Vallon, 2011

Sous le nom de Jean-Pierre A. Bernard [le même]

Le Parti communiste français et la question littéraire : 1921-1939, Presse universitaire de Grenoble, 1972 (épuisé)
Paris rouge. Les communistes français dans la capitale : 1944-1964
, Champ Vallon, 1991 Les Deux Paris. Les représentations de Paris dans la seconde moitié du XIXe siècle, Champ Vallon, 2001

Commentaires critiques

  1. Le Matricule des anges, n° 104, de juin 2009, a consacré trois pages d’entretien à Arthur Bernard.
  2. L’association ŒIL (observatoire écriture interprétation lecture), créée en 1997 à Chambéry, présente des activités et des rencontres très riches. Le compte rendu de la rencontre avec Arthur Bernard, en 2007, est disponible ici. Elle présente aussi un entretien et un résumé des enjeux de l’œuvre par Catherine Goffaux-Hœpffner.
  3. Le site marchand des éditions Cent pages (qui n’ont pas de site)
  4. Le site des Éditions Champ Vallon.

Vous voici pourvus.

– C’est rien travaillé, se dit le petit éditeur.