Perrine Le Querrec

837.

Je suis Paule au matin dans la maison froide et humide et puante
Je suis Paule la Silencieuse
Je m’habille de laine d’automne élimée, j’ajoute la veste kaki qui était au père et qui pèse lourd sur ma robe, enfonce mes pieds dans les sabots de ma mère, ouvre la porte et sors
L’air glacé arrache mes vêtements
Je suis Paule nue debout, je repasse la porte, retourne dans la maison, j’enfile le pull épais et rouge à l’odeur d’étable, le pantalon que la corde serre, le châle troué, ouvre la porte et
sors
Je me cogne à la brume vicieuse qui ajoute son épais sur mes épaules
Je suis Paule voûtée, je repasse la porte, entre dans la maison, chausse les souliers d’Alexandre le Pendu, protège ma tête du bonnet rayé, enfile les gants citron aux doigts troués, m’arme d’un
parapluie et alors
Je suis Paule l’Invincible, je franchis le seuil, la première marche, referme la porte
De loin la silhouette de mon frère, le soleil qui se lève sur le canon du fusil dans la saignée de son bras.

 

Perrine Le Querrec, Le Plancher, à paraître en mars 2013 aux Doigts dans la prose

 

836.

Je suis Jeannot. Et je suis Paule. Je suis l’enfant du sillon, né dans la terre, tué dans le désert. Je suis le fusil, lourd au creux de mon bras. Je suis Alexandre suçant les mamelles pourries de ma mère et crachant le venin par terre. Je suis le gardien de la ferme, l’héritier, le fils, l’homme, le soldat, l’amant. Je suis leur prisonnier. Plus aucune porte n’est droite, plus aucune marche, aucune poutre, aucun mur. Seul le crucifix sur le mur cloqué. Je suis la croix. Deux traits sur le mur. J’entends les rumeurs, l’antenne envoie ses mauvaises ondes sur moi et sur la ferme, elle brouille mes idées, elle me provoque. Je sais qu’ils sont cachés autour de moi. Ils m’ont attendu, d’autres m’ont suivi jusqu’ici. Ils veulent notre peau. Mère ne l’a jamais dit. Je suis innocent.

 

Perrine Le Querrec, Le Plancher, à paraître en mars 2013 aux Doigts dans la prose.

 

835.

Alexandre, Joséphine, Paule, Simone et Jeannot : il y avait une histoire où les parents étaient heureux et Paule, Simone et Jeannot trois enfants gais et insouciants. Mais on n’était pas dans cette histoire-là.
Autour de la table tombale, cinq silences
Celui du père, tout en mots de labeur et de sécheresse
Celui de l’aînée, désordonné, débordant, qui voudrait s’échapper
Celui de la cadette, saillant, rebelle, indicible
Celui du benjamin, reclus, terré derrière la pudeur du cri
Celui de la mère, retranchement et travaux forcés, un silence de haine que nul n’écoute jamais
Ils ont tous un air de famille, un air de désastre
Trois fois par jour, ils meurent de faim

 

Perrine Le Querrec, Le Plancher, à paraître en mars 2013 aux Doigts dans la prose.