Écrire

686. Lambert le Magnifique

Trente ans de feuilles volantes, et voici une montagne d’où cascade une langue tout en éclats et bondissements à la surface du papier. Lambert Schlechter est l’Hokusai de la langue française, une vague d’encre retenue dans son mouvement d’estampe, entre la chose et le rien. Je découvre depuis trois ou quatre ans, au hasard des rayonnages de libraires, le dessin vif de cette œuvre libre, la fausse lenteur des contours, les courts-circuits du trait, l’impasse des profondeurs, la confusion des perspectives. L’écriture de Schlechter répète à l’infini les variations d’un même mouvement et fait danser au creux des pages le fin lacet du poisson de Chu Ta, mêlant la grande et la petite histoire des jours, des gens et des arts.

…sublime têtard écervelé, je frétille à travers les immobilités.

 Angle mort, p. 114

Joignant au geste d’écrire celui de vivre, Lambert Schlechter suspend au fil inexistant du temps chacune des pages de ses livres, comme autant d’instants d’une présence à soi et au monde – coincements existentiels et crampes métaphysiques en prime (Le murmure du monde, p. 108). L’alternance des motifs et des rythmes compose une œuvre faite de bifurcations, de croisements, de réseaux, adossée à un art du mélange qui l’anime d’une puissance à la fois lyrique, comique et inquiète :

… dire : titillation du clitoris ou rupture d’anévrisme, c’est pas le même registre.

Le murmure du monde,  p. 44

Comme chez Montaigne, lu d’abondance, l’écriture procède d’une manière d’être au monde selon un angle et un moment donné. La vie se redresse alors à l’aplomb du langage. Traversée par les expériences de la vie la plus quotidienne, l’œuvre est une méditation sur la mort, le quiétisme et l’inquiétude se partageant le mouvement dématérialisé de la phrase:

Où va le sourire quand il s’en va ?

Angle mort, p. 40

Comme chez Montaigne encore, chaque livre travaille et retravaille les livres lus, les œuvres vues, les expériences vécues : littératures chinoise, latine ou grecque, classiques européens, langues anglaise, allemande, italienne, peintres, musiciens baroques, Vivaldi, Bach, Buxtehude, quelques modernes du siècle passé, bouts d’écriture, roken is dodelijk, le grandiose et l’infime, le dissout et le dissolu (Le murmure du monde, p. 65). L’érudition donne la réplique à l’anecdote personnelle et sert de point de départ aux digressions méditatives qui constituent l’humeur des livres hors normes, mais non sans précédents illustres, de Lambert Schlechter. L’humour et la mélancolie qui s’y racontent en détours concertés, patiemment ciselés, ouvrent des lucarnes sur un espace agrandi (le ciel, la vie, les arts) :

Il faut bien laisser leur chance aux courants d’air, alors qu’il y a d’une part l’obsession de calfeutrer et d’autre part l’angoisse d’étouffer.

Angle mort, p.9

Car :

Les parois de mon cagibi sont une mappemonde pleine d’itinéraires et de randonnées…

Ibid, p. 75

À quelle faim se rassasier ? À quel air ? À quel livre ? Lecteur de Ludwig Howl auquel il rend hommage dans un passage des Lettres à Chen Fou (p. 98), Schlechter organise ses livres en fragments ou en « proseries », relatant les travaux et les jours de la vie ordinaire, dont l’écriture serait l’empreinte magnifiée, mensongère, abusive. De sorte que la présence concrète du monde, si surprenante dans son apparition parfois soudaine au fil des pages, loin d’effacer la part ombreuse de la métaphysique, mot mal-aimé, y ramène constamment le lecteur :

Je note le mot coronaire(…), c’est une affaire sanglante, horrible, nous avions un verre de champagne à la main… 

Le murmure du monde, p. 44

Le lecteur pourrait s’en tenir au registre de la vie quotidienne dont chaque livre retourne et cultive la matière, les petits riens de nos petites vies, le ténu et le discret de la cambuse, la bassine aux égouttements tombés du toit, les chemises à sécher sur une chaise et autres « petiteries » de l’ultra-ordinaire, qui produisent les fadasseries lucratives auxquelles les éditeurs nous ont de tous temps habitués. S’arrêter à ces petits riens, apéricubes pour le lecteur, conduirait à manquer le vide du langage qui se déploie dans les livres de Lambert Schlechter (Ponge pas loin) :

Parce que cagibi, c’est un mot protecteur, c’est dans le sillage de cage, de cageot et cabane, ça permet d’en faire un usage modeste et modéré, c’est un mot dans lequel je me réfugie souvent ; cahute serait trop précaire, à la merci de la première tourmente, des bambous qui craquent, de la paille qui s’éparpille, le torchis qui dégringole, le plâtre qui tombe en farine, des poutres pleines de termites, j’ai besoin que ça tienne quelque temps, il ne faut pas que pendant ma sieste du dimanche la charpente me tombe dessus. 

Angle mort, p. 79

Ces « travaux d’inventaires », ces riens consignés, qui forment parties et bouts d’une œuvre cohérente, cherchent à combler et colmater les failles inventoriées dans la cambuse de l’être, âme comprise, en ragréant la vie à la littérature. De sorte que les livres de Schlechter multiplient les fragments de textes pour rendre les miroitements d’une vie recollée à soi-même. Si la nostalgie et le deuil sont au centre des cinq livres que j’ai lus (bientôt l’œuvre tout entière), c’est en partie que l’expérience fondamentale du temps et de l’espace est la matière de la littérature et de la vie, l’une et l’autre vouées à n’être qu’un instant mémorable du monde :

Quand la langue elle-même parle, éjectant des phrases pêle-mêle, une expérience sans but, parce que de toute façon des affirmations décisives ont été faites, ci et là des instances qui décident, et l’on vient toujours trop tard, aller aux limites comme aller au charbon, se laisser tomber dans le mot univers, acheter des oignons et des carottes, quand la langue elle-même parle ça donne du dérèglement, ma tristesse n’est pas un sujet, le soleil est une pure dépense de générosité autour de laquelle il ne faut pas spéculer, cet instant-ci serait habitable s’il n’y avait l’anxiété de l’instant suivant, je n’ai pas confiance (…) Souci du combustible, aller au charbon, se prémunir, prendre des mesures, ne pas perdre les moyens, armure et cotte de mailles, la pèlerine syllabique pour protéger la pâle nudité, et pourtant je sais : je n’ai que ma peau, tout le reste est mise en scène (…), la pèlerine syllabique est plus mince encore que la peau qu’elle est censée protéger (…)

Lettres à Chen Fou, p. 46

Ces variations de l’écriture m’enchantent, exigent une lecture lente, ou non, et des reprises, ou non – sautes d’humour, à-coups, ruptures, subtilités des incidences, vaudevilles silencieux de la langue, loin des lissés en placoplâtre du romanesque conventionnel… Cette distinction de l’écriture, indifférente et libertaire, à la fois rhétorique et capable d’abandon au phrasé de l’existence, est maintenue par un lyrisme d’urgence qui anime les pages d’un élan vital :

À cause de cette senteur qui venait de l’envahir, soudain il se souvient, senteur douce et capiteuse, qui soudain réveille une indicible félicité, une déchirante nostalgie, vertige vertigineux, senteur de femme, et soudain il s’en souvient comment au petit matin quand elle venait juste de partir, il avait pénétré dans sa chambre (…) et ce n’était pas désir, ce n’était pas envie de possession, cette femme, il ne l’avait jamais touchée et ne la toucherait jamais, c’était le vertige du renoncement, une sorte de mélancolique allégresse, toi dans une autre vie je t’aurais prise, mais il n’y a pas d’autre vie, tu m’aurais laissé accéder à tes plus secrètes senteurs, tout ouverte & jubilante de me sentir te lécher. 

Lettres à Chen Fou, p. 92.

Il est pour moi surprenant de voir qu’une œuvre vive comme l’eau sait l’être, drôle de fraîcheur, poignante de mélancolie, mue par la force ébouriffée du foutre jaillissant (et ses complications fantasmatiques ou artérielles) puisse à ce point être ignorée par la critique française, deux trois articulets à tout casser, ne cassant rien de cette indifférence pour la littérature qui cherche à s’inscrire dans le temps.

 ***

Livres lus de Lambert Schlechter

 

Angle mort. Le livret de la cambuse (Phi, 1988), réédition L’Escampette, 2005

Smoky, Le temps qu’il fait, 2003

Le murmure du monde, Le Castor Astral, 2006

Lettres à Chen Fou, L’Escampette, 2011

Ruine de parole, Éditions Phi, en co-édition avec Écrits des Forges, L’arbre à Paroles, 1993

À lire aux éditions des Vanneaux

La trame des jours (Le Murmure du monde II), 2010

L’article précis de Richard Blin, du Matricule des Anges (si, si : ici).

236.

Signe de vitalité, les allers-retours ont repris entre les libraires et le pilon. (L’éditeur est le prétexte qui alimente le circuit.)

David Marsac ne mangeait pas de ce pain-là. (Un petit bout rassis tout au plus.)

– Je déclare la naissance officielle de notre société de distribution, déclara le petit éditeur. («Traînée de poudre est néeen prévision des flux drainés par notre maison.»)

« Je dois m’efforcer de continuer ce monologue »,déclare Marlen Haushofer, dans un encart du dernier Matricule des Anges. (– Au fait, Éric, notre article ¿ )

Nada dans l’horizon du miroir.


97. Claro, Gondolier

cozmoz_claro– Enfin Claro vint. Éclat rOZ dans ma vie, chantait David Marsac, amoureux – ou quasi.

Puis cinquante pages plus loin, 22 euros et quatre-vingt centimes…

Ça partait bien pourtant, une fois passé le préambule, la mise en transe, le petit trot pour l’échauffement. On arrive à la scène d’ouverture, notre hérOZ sur le billard, pages 20 à 30. Air connu, du Claro dans son jus, de la bibine pour connaisseur. Ça fuse, ça danse, du kick boxing en haut-de-forme ! Quelques lenteurs ici ou là mais –

Du ClarOZ plein la vue !

– Ah Claro ! Comme je t’aimais alors, hurlait roux de chagrin, David Marsac sur son vélo sans roue auquel manquait une selle.

Le pire, Claro, c’est que l’OZ à ronger que tu nous sers pour du Claro ressemble à du Claro absent, du sous-Claro proche de zérOZ, du faussaire de soi-même, de l’épouvantail à ClarOZ.

(Ici David Marsac évaluait les chances d’une rixe lors du prochain salon du livre.)

Et puis, dès la page 30. Allo ? Allo ? Claro ? Le service après vente ? Quelle foutrasie patraque, ton bidule enchanté – les polders à côté ont l’air de montagnes russes !

– Tu t’es reconverti à l’homéopathiOZ ?

Quelle impatience aussi de t’embourber dans les marais de la fiction, du récit, raconter-une-histoire, sympathiser avec ton lectorat.

– Tu étais fait pour la voltige, Claro, s’époumonait David Marsac en agitant le volume de Madman Bovary. Fil-de-fériste féerique à deux cents toises dans les nuages, entre Le State Building et La Grande Dame Torchée. Et sans filet !

Dans un roman, je ne lis jamais l’intrique. Les histoires ne m’intéressent pas. J’ai des voisins pour ça.

– Alors, explique ? s’impatientait David Marsac, tête dans le plâtre du mur. Ils t’ont dit quoi chez Actes Sud ?

– Ils t’ont promis la Lune ?

Je te l’aurais donnée, Claro. Elle m’est chaque mois livrée à domicile.

– Alors ? Pour quoi ?

Pour rien ?!… Pour le Gongon ?… Et c’est pour ça qu’à la radio, sur France-Culture, tu étais tout gentil, poli, premier de corvée, « Cinq ans pour écrire mon roman et me documenter, me tenir à Claro » ?

– Ça te plaît France-Culture ?

(Je lui pardonne s’il le décroche, son prix Goncourt. Voyons tout de même ce qui se passe après la page 60, se dit David Marsac, plus impartial qu’intéressé.)

 Claro, CosmoZ, Actes Sud, 2012