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Avec Mouton, paru aux Éditions Carnets Nord en janvier 2010, Morgiève fait les poches à l’ennemi, lui piquant ses propres armes : vulgarité des propos
et des pulsions ; pornographie de l’obsession d’argent ; abdication du cul au profit de la bite ; pauvreté du langage voué à l’échange commercial ; réduction de la culture à des
noms de rues débaptisées au gré des modes.

 

Le livre projette le lecteur contre son époque avec une violence verbale qui place l’auteur dans une posture ambiguë, atténuant aussi les effets de distanciation
ironique. La typographie incohérente du livre, à l’image du langage informe attisé de notre époque, est l’un des dispositifs agaçants et subtils de cette ambiguïté. Morgiève ne construit pas une
fable figée dans l’élégance de symboles et de héros d’emblée marqués par une valeur et une dimension culturelle (objets de cultures avant d’être personnages inquiétants). Le récit se construit
sur la mise en danger systématique de l’écriture, qui prend le risque d’être débordée par la vulgarité de ses choix et de l’univers qu’elle met en scène.

 

En cela réside la différence avec l’admirable (Gloire à toi, Ô, Master) mais marmoréen Choir de Chevillard, publié au même moment ; le
discours sur la vulgarité
des temps (EC dirait peut-être déréliction) ne parvient pas, dans la perspective de
Choir, à constituer pour le lecteur une expérience littéraire ou une épreuve de la vulgarité décrite. Le livre reste un moment de jubilation intellectuelle, préparant la voie (à mon
sens) au plus amer ressentiment littéraire. Le travail de symbolisation et de distanciation culturelle, autrement dit le travail d’écriture, consacre la rupture entre le texte et l’objet qu’il se
propose d’atteindre. On reste entre soi des lecteurs cultivés face à une prose impeccable. Le texte est prisonnier d’une vérité stylisée qui évite la confrontation avec la vulgarité qu’elle
dissèque (vulgarité de la langue notamment). Chevillard prend plus de risque dans son Autofictif, véritable classique du temps présent – son œuvre vive.

 

Le livre de Morgiève au contraire (aussi peu lu finalement…) est à la fois un texte de haute culture et en même temps un matériau travaillé de l’intérieur par la
vulgarité langagière qui anime notre époque. Pas de travail symbolique, du matériau brut savamment choisi. L’art de l’écrivain, à la lettre shakespearien, repose sur l’incorporation des
valeurs de l’ennemi (langage, comportement, espace). C’est la revanche du cannibalisme sur la gastronomie. 

 

Dans une démocratie réduite à la régulation sérialisée des êtres humains, la force de ce livre inaperçu tient dans ses alternances, entre précision et relâchement,
cri et braillement, logique et provocation, audace et lourdeur, qui tenaillent la vulgarité avec une imprudence et une insistance inédites, affirmant, face à la tiédeur d’une société où
les violences commises et subies se confondent, que la critique doit être radicale, intempestive, brouillonne – emprunter sa violence au karcher – pour exister.

 

L’esprit rabelaisien, qui n’a rien d’un aimable sens de l’humour, se retrouve aujourd’hui dans le livre d’Alcofribas Morgiève. 

 

Les minces recensions qui l’ont accueilli me semblent être la confirmation d’une cécité. De même l’enthousiasme convenu, sans lecture véritable, du dernier livre
d’Éric Chevillard (à l’exception du bel article de la Quinzaine littéraire).

 

– Au boulot, se dit David Marsac.